Le démographe François Héran conteste les thèses de l’essayiste Stephen Smith qui, dans son dernier livre, prédit une arrivée massive d’Africains en Europe d’ici à 2050. Projection réaliste ou fantasme démographique ?

C’est un bras de fer qui se joue depuis la rentrée. Un duel par médias interposés où l’on se dispute le dernier mot.
D’un côté, Stephen Smith, professeur d’études africaines à l’université de Duke (Etats-Unis) et ex-journaliste, à Libération, Reuters et RFI notamment. De l’autre, François Héran, à la fois anthropologue, philosophe, sociologue et démographe au Collège de France. Entre ces deux spécialistes des migrations africaines, deux scénarios démographiques radicalement opposés s’affrontent : le premier annonce l’invasion « inéluctable » et « massive » de la vieille Europe par des millions d’Africains ; le second dénonce « une prédiction alarmiste » ayant le vent en poupe.
Rien d’anodin alors que les élections européennes de mai 2019 s’annoncent tendues, avec l’immigration comme thème majeur.

« Ordre des choses »

En février, Smith publie la Ruée vers l’Europe (Grasset), un essai brûlant sur l’immigration qui vient troubler le débat public. Dès la page 15, l’auteur assure que « la jeune Afrique va se ruer vers le Vieux Continent, cela est inscrit dans l’ordre des choses… » A partir de prévisions démographiques, Smith prédit que d’ici une trentaine d’années l’Europe sera peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens, soit 200 millions d’Afro-Européens. Dans un contexte de durcissement de l’opinion sur l’immigration, il n’en faut pas plus pour faire frémir l’extrême droite et la nébuleuse identitaire. Surtout lorsqu’Emmanuel Macron reprend la thèse de la « bombe » démographique deux mois plus tard pour justifier sa politique migratoire restrictive. Une aubaine pour Marine Le Pen : « Le livre de Stephen Smith évoque une africanisation de l’Europe, et Emmanuel Macron l’a cité : cela signifie qu’il est conscient du danger, et pourtant il ne fait rien pour éviter cette situation ! » Une récupération politique par l’extrême droite que l’intéressé vit très mal (lire ci-contre).

« Sans ironie »

Au moment de la sortie du livre polémique, François Héran, tout juste nommé titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » du Collège de France, s’apprête à présenter sa leçon inaugurale. Celui qui se consacre depuis vingt ans à l’étude des migrations et qui ne cesse de répéter que la France n’est pas assiégée par une masse de migrants, ne prend pas part au débat dans l’immédiat, préférant se laisser le temps de la réflexion. Jusqu’au 12 septembre dernier, jour de la sortie du dernier numéro de Population et société, un bulletin d’information scientifique de quatre pages publié par l’Institut national des études démographiques. Héran y consacre un article intitulé « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », présenté comme une réponse sans détour aux thèses de Smith. Replaçant les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas, le démographe estime que la part de l’immigration subsaharienne sera « cinq fois moindre » que les estimations avancées par l’ancien journaliste. « Lorsque l’Afrique subsaharienne émigre, c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe, détaille-t-il. Comparée aux autres régions du monde - l’Amérique centrale, l’Asie ou les Balkans -, l’Afrique subsaharienne émigre peu en raison même de sa pauvreté. »

Deux jours plus tard, Smith rend coup pour coup via un entretien sur le site du FigaroVox, la plateforme souverainiste du Figaro : « Oui, "l’émergence" de l’Afrique favorise la migration. Libre à François Héran - et je dis cela sans ironie - de faire le pari du sous-développement persistant de l’Afrique. Mais pourquoi rejeter comme un "fantasme" l’idée qu’une masse critique des 2,5 milliards d’Africains en 2050 disposera des moyens nécessaires pour migrer ? »

« Frapper l’opinion à bon compte »

La balle est de nouveau dans le camp de Héran, qui réplique le 18 septembre sur le site de La vie des idées. Dans un article, « Comment se fabrique un oracle », Héran charge Smith, qu’il accuse d’un sophisme régulièrement invoqué par les tenants de la théorie du « grand remplacement » : le développement de l’Afrique ne pourrait se faire qu’au détriment de l’Europe.

La méthode de prédiction de Stephen Smith est aussi lourdement remise en cause. Supposant dans son livre que la prophétie de la « ruée » relève plus de la conjecture économique que de la prévision démographique, Smith explore des données selon lesquelles l’Afrique atteindrait le même niveau de richesse que le Mexique, entraînant un exode massif vers le Vieux Continent. « Or qui peut croire qu’à l’échéance de 2050, l’Afrique subsaharienne aura brûlé les étapes du développement pour rejoindre la position relative actuelle du Mexique ? interroge Héran. Il ne suffit pas de recourir à l’hypothèse d’une "masse critique" d’habitants accédant à la prospérité pour accréditer le scénario d’une mutation générale des comportements dans un si bref délai ». Et il conclut : « S’il faut craindre une "ruée", ce n’est pas celle des étrangers venus du Sud pour transformer l’Europe en "Eurafrique" mais celle qui consiste à se jeter sur la première explication venue ou à s’emparer précipitamment de métaphores outrancières pour frapper l’opinion à bon compte. »

Dans une tribune que nous publions ci-contre, Smith regrette qu’on ne puisse pas « regarder l’immigration en face, dans ses contradictions ». Et reste « confiant qu’un débat sans diabolisation est possible ».

Simon Blin
Liberation.fr