Le candidat indépendant, juriste de formation, a été élu très largement dimanche avec plus de 70% des voix selon les sondages à la sortie des urnes, devant l’homme d’affaires Nabil Karoui. Des milliers de Tunisiens ont envahi le centre-ville pour un rassemblement jamais vu depuis la révolution.

« C’est la révolution qui reprend ! Regardez comment les gens sont heureux. Vous avez vu les scores : de droite, de gauche, le peuple a voté Kaïs Saïed. Avec notre soutien, il pourra réussir à instaurer une égalité de droit entre tous les Tunisiens et en finir avec les castes », se réjouit Abdelrazak Zammlai au milieu d’une foule massée sur l’avenue Bourguiba, la principale artère du centre-ville de Tunis. Les sondages à la sortie des urnes – les résultats officiels sont attendus lundi ou mardi – sont sans appel : avec entre 72 et 77% des voix pour une participation de 57,8%, le professeur de droit Kaïs Saïed, qui était le favori après être arrivé en tête au premier tour le 15 septembre, devrait obtenir environ 2,5 millions de voix de plus que son adversaire, l’homme d’affaires controversé Nabil Karoui.
Des chiffres qui se traduisent vestimentairement dans la rue où, n’en déplaise à certains élus français, les jeans taille basse côtoient les abayas et les barbes de hipster, les kamis des salafistes. Dans les cafés, les consommateurs de Celtia (la bière locale) trinquent avec les buveurs de thés en chantant « le pouvoir au peuple ». Tout le monde est bienvenu à condition de laisser son appartenance politique de côté. Des partisans de Ennahdha (musulman-conservateur) se sont vus arracher leur drapeau aux couleurs de leur parti qu’ils voulaient brandir.
Feu d’artifice

Sur les marches du théâtre municipal, les militants les plus fervents déclenchent un feu d’artifice improvisé obligeant les familles venues avec leurs enfants à s’éloigner. Une effervescence non maîtrisée qui rappelle, à beaucoup de participants, la révolution. Et plus précisément les sit-in de Casbah pour Abdelrazak Zammlai. Au lendemain du 14 janvier 2011, jour de la fuite de Ben Ali, des jeunes occupent la place du gouvernement (Casbah) à deux reprises pour obliger le Premier ministre d’alors, Mohamed Ghannouchi, à changer son gouvernement, puis à démissionner.
La mobilisation avait débouché sur l’élection de l’assemblée constituante. C’est durant ces journées entre le janvier et mars que Kaïs Saïed émerge médiatiquement en donnant son avis de professeur de droit constitutionnel. Il arpente alors la Casbah pour soutenir les manifestants, restés ces fidèles huit ans après. « Kaïs, ce n’est pas seulement qu’on le soutient, on l’aime. Il est d’une rigueur, d’une honnêteté intransigeante. Quand il parle, on sait que ce n’est pas pour mentir. Ça, les Tunisiens l’ont compris et apprécient », assure Syrine Mrabet, coordinatrice de la campagne du président élu.

« Bye-bye, Makrouna ! »

Abstentionniste par conviction, Bahram Aloui est sorti se mêler à la foule pour prendre la température. Le cinéaste avoue qu’il est agréablement surpris : « C’est un vrai mélange de tous les Tunisiens. Je ne suis pas sûr qu’il y avait autant de monde pour la révolution. Après, comparer ça à Casbah 1 ou 2, je ne sais pas. Faut voir avec le temps. Là, c’est surtout festif. » La foule s’amuse d’ailleurs à chanter des slogans contre le perdant du jour : « Bye-bye Makrouna ! » Nabil Karoui est surnommé « Makrouna » (pâtes, en tunisien) par ses détracteurs à cause de la mise en avant jugée outrancière du travail de son œuvre caritative par sa chaîne de télévision, Nessma TV, afin de se présenter comme « le candidat des pauvres ».
Ce dernier a dans la soirée de dimanche accepté sa défaite – sans s’interdire toutefois de déposer recours – mais a souligné que la campagne avait été inéquitable à cause de sa détention provisoire pendant quarante-sept jours, du 23 août au 9 octobre : « C’est comme faire les Jeux olympiques et on vous casse un genou avant le 100 mètres. » Le magnat de la presse a également rappelé que son parti, Qalb Tounes, était arrivé second des législatives du 6 octobre. « La partie ne fait que commencer. Nous serons dans une opposition constructive. »
Sans majorité parlementaire

La question de la majorité parlementaire, alors que Kaïs Saïed n’a aucun parti à l’Assemblée mais que beaucoup de formations de l’extrême gauche à l’extrême droite ont appelé à voter pour lui, se révèle déjà épineuse. Membre du mouvement des jeunes du Watad (parti de gauche panarabe), Marouene Bendhiafi célèbre la victoire dans les rues de Tunis mais prévient : « On espère tous qu’il saura rassembler le peuple. Je crois en lui. Mais s’il refuse d’avancer sur les questions sociétales comme la dépénalisation de l’homosexualité, nous serons dans la rue, comme ce soir, mais contre lui. »

Dans la salle d’apparat du Tunisia Palace, à deux pas de la foule, Omar Habib, beau-frère de Kaïs Saïed, ne se fait aucun souci : « C’est un excellent médiateur. Il saura rassembler. D’ailleurs, son score très important va l’aider. » Quelques minutes plus tard, Kaïs Saïed prononce son premier discours de président élu. Debout, les bras raides le long du corps, il pose, martial, les premiers jalons de sa mandature : « "Le peuple veut… !" [slogan de la révolution, ndlr] et sa volonté sera appliquée à tous et à moi en premier lieu […] L’époque de la soumission est finie. »
Mathieu Galtier correspondant à Tunis

Liberation.fr