C’est une procédure judiciaire plutôt rare en Afrique où l’église a été "sacralisée". Un prêtre catholique, soupçonné d’abus sexuels sur des enfants, pourrait répondre de ses actes devant les justices centrafricaine et belge.

Les témoignages des victimes sont plutôt rares. Les plaintes aussi. C’est dire l’intérêt de la procédure judiciaire enclenchée à Bangui en octobre 2019 contre un prêtre belge, le père Luk Deft, de la congrégation des Salésiens. Il est soupçonné d’avoir sexuellement violenté des enfants en République centrafricaine. Arrivé dans ce pays en 2015 pour coordonner les activités de l’ONG catholique Caritas, le prélat avait déjà été condamné pour des faits similaires en 2012 en Belgique. Faut-il y voir un pas décisif vers la fin de la loi du silence qui entoure les affaires de pédophilie en Afrique ? On n’en est pas encore là, explique à franceinfo Afrique Christian Terras, directeur du magazine chrétien Golias.

Il a fallu un reportage de la chaîne CNN pour faire bouger les choses. Ce n’est pas la congrégation des Salésiens et l’ONG Caritas qui ont sorti l’affaire. Ils se sont sentis obligés. Christian Terras enquête sur les affaires de pédophilie dans l’Eglise depuis 35 ans. Il fait remarquer que la République centrafricaine n’est pas un cas isolé en Afrique. Des cas d’abus sexuels présumés attribués aux prêtres ont été signalés au Cameroun, à Madagascar, au Nigeria, en Guinée ou en Afrique du Sud, notamment. Chaque fois, regrette-t-il, l’institution catholique s’est efforcée d’étouffer les affaires visant les membres du clergé qui bénéficient incontestablement d’un statut privilégié sur le continent.

"En plus de la promotion sociale que représente le prêtre en Afrique, son image est sacralisée et intériorisée, au point que les victimes et leurs familles n’osent pas porter plainte, pour ne pas endommager la réputation de l’Eglise. Et l’institution joue là-dessus pour exfiltrer tel ou tel prêtre, soupçonné d’avoir commis des crimes pédophiles", dénonce le directeur du magazine Golias.

"Il m’a demandé si je me masturbais"

Parmi les rares témoignages anonymes révélés dans la presse, celui d’un jeune Sénégalais, présenté sous le faux prénom de Souleymane, a permis de mettre la lumière sur cette pratique d’exfiltration des prêtres accusés d’abus sexuels. Son agresseur présumé, un missionnaire québécois, est allé s’installer au Canada, loin de sa victime présumée qui a fini par se confier à des confrères de France 24 en 2016. Les faits remonteraient aux années 80. A l’époque, le jeune Souleymane étudie au Collège Pie XII à Kaolack, dans le centre-ouest du Sénégal. Un établissement administré par des missionnaires canadiens, les frères du Sacré-Cœur. L’un d’eux convoque régulièrement certains élèves à ce qu’il appelle des cours particuliers d’éducation sexuelle. Souleymane n’a que douze ans lorsqu’il se retrouve face à lui.

"Il m’a demandé si je me masturbais. J’ai dit non, parce que notre culture l’interdit. Il m’a dit, non, ce n’est pas si mauvais que ça. Il faut développer ton organe sexuel. D’ailleurs on va mesurer. Il a sorti un double décimètre et une ficelle. Il voulait aussi que je fasse de même sur lui. Donc il me dit : ’Je vais me mesurer moi-même pendant l’érection et sans l’érection. Et comme je n’ai pas d’érection, il faut m’aider’", se souvient Souleymane.

"Je ne pensais pas que ça irait aussi loin"

Des attouchements qui se seraient répétés pendant trois interminables années, raconte-t-il à l’équipe de France 24 qui a mené l’enquête jusqu’au Canada, où l’auteur de ces abus a finalement reconnu les faits. "Oui, oui, je reconnais. J’ai beaucoup de remords, oui. Je regrette certaines choses. Je ne pensais pas que ça irait aussi loin que ça", a confessé le vieux frère canadien dans le reportage de France 24, diffusé en novembre 2016. Mais il était trop tard pour sa victime. Il y avait déjà prescription au Sénégal. Souleymane avait pourtant alerté un membre de la congrégation à Dakar depuis 2010. En vain.
Comment, dès lors, aider les victimes à obtenir justice ? Christian Terras estime que les dirigeants africains devraient mettre en place des lois, notamment sur la prescription, pour qu’elle soit la plus longue possible, de manière à ce que les victimes puissent avoir des recours en justice plusieurs années après le drame. Mais, insiste-t-il, il faut avant tout une réelle implication de l’Eglise.

"Je pense que l’église catholique en Afrique se doit de dénoncer tout abus sexuel de la part de ses membres. Qu’ils soient laïcs ou prêtres. Tant que l’épiscopat africain n’en appelle pas à la justice civile et à la police de son propre ressort, eh bien, les victimes sont condamnées à être ignorées et à demeurer dans le silence", plaide Christian Terras.

Christian Terras appelle les pays africains à suivre l’exemple de l’Afrique du Sud, qui a pris des mesures encourageantes visant à porter les affaires de pédophilie en justice lorsqu’il s’avère que les coupables sont pris en flagrant délit d’abus sexuels. Mais au-delà des initiatives prises par les pouvoirs publics, le directeur du magazine chrétien estime qu’il revient surtout aux victimes de s’organiser en associations pour mieux mener le combat et saisir la justice "en prenant à témoin l’opinion publique" par le biais de la presse.

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