Le poète et homme politique martiniquais, Aimé Césaire, est mort le 17 avril 2008 à l’âge de 94 ans. Il aurait eu 106 ans au mois d’avril de cette année. Dans cet article, Denis Dambré lui rend hommage en mettant en exergue ce qui lui semble être l’essentiel du message de celui qu’on a appelé avec raison « Le Nègre inconsolé » : son appel lancé à tout être humain à assumer sans concession ni complexe son humanité.

S’il est un écrivain francophone dont le style et les idées suscitent en moi une profonde admiration, c’est bien Aimé Césaire. Son Cahier d’un retour au pays natal fait partie de ces ouvrages dont la relecture s’impose à moi de façon régulière.
Il me suffit certains jours d’avoir une envie subite de lire de la poésie humaniste et réflexive pour m’emparer de l’œuvre et la dévorer d’une traite. Et qu’on ne me dérange surtout pas à ces moments où je me sens à la fois retiré du monde et profondément immergé dans le monde par la grâce et la puissance d’une œuvre littéraire !
Ma première rencontre avec l’œuvre d’Aimé Césaire date du début des années 1980 lorsque mon professeur de Lettres eut la bonne idée de retenir Cahier d’un retour au pays natal parmi les ouvrages à étudier en classe de seconde. Depuis, ce texte est demeuré pour moi le recueil poétique par excellence.
Il faut dire que l’écriture de celui que Roger Thoumson et Simonne Henry-Valmore ont appelé « Le Nègre inconsolé » force le respect. Dans la préface, datée de 1943, que l’écrivain surréaliste, André Breton, avait consacrée au Cahier, on pouvait déjà lire ceci au sujet du poète martiniquais : « Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier. Et c’est un Noir celui qui nous guide aujourd’hui dans l’inexploré, établissant au fur et à mesure, comme en se jouant, les contacts qui nous font avancer sur des étincelles. Et c’est un Noir qui est non seulement un Noir mais tout l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la
dignité. ».

Eloge mémorable par sa justesse pour les uns, mais aussi discours jugé par d’autres comme symptomatique d’une certaine condescendance des écrivains métropolitains à l’égard de leurs collègues ultramarins ou africains. Partisan de cette seconde lecture, un autre écrivain antillais, Frantz Fanon, s’indignait dans Peau noire, masques blancs :
« Il n’y a pas de raison pour que M. Breton dise de Césaire : ‘’Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier’’. Et quand bien même M. Breton exprimerait la vérité, je ne vois pas en quoi résiderait le paradoxe, en quoi résiderait la chose à souligner, car enfin M. Aimé Césaire est martiniquais et agrégé de l’Université. ».
Mon sentiment à ce sujet est que le propos d’André Breton était davantage destiné à la frange de la population métropolitaine qui, par complexe de supériorité ou par ignorance entretenue par l’éducation d’alors, pouvait encore douter de l’aptitude des Noirs à s’emparer avec autant de force de la langue française comme instrument de poésie, donc de création. Engagé lui-même dans la défense de la minorité noire en mal de reconnaissance, l’écrivain surréaliste disait en substance : si son titre d’agrégé de l’Université ne suffit pas à vous convaincre, lisez l’ouvrage d’Aimé Césaire et vous comprendrez que Noirs et Blancs participent d’une même condition humaine faite d’interrogations, d’angoisses, d’espoirs et d’extases, et que la même dignité doit être reconnue à tous.
En d’autres termes, André Breton entendait convaincre la France blanche de l’époque tout en assurant la promotion du recueil poétique d’Aimé Césaire. Pour ce faire, il brandissait la force créatrice du poète martiniquais comme une preuve de ce dont il avait lui-même acquis la conviction intime.
Mais l’indignation de Frantz Fanon n’était pas dénuée de raison. Car, comble du paradoxe, l’œuvre d’Aimé Césaire témoignait elle-même sans concession de l’égale dignité entre les humains. Son auteur n’en était donc plus à la recherche de preuves. Dans son ensemble, le mouvement de la négritude est un appel lancé aux Noirs, mais aussi à tous les êtres humains, à assumer sans complexe leur humanité.

C’est pourquoi, dans Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire s’en prend aux Noirs qui disent à l’Europe : « Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé ».
Pour le poète antillais, l’individu doit simplement prendre acte de sa différence avec les autres et l’accepter sans se considérer ni comme inférieur ni comme supérieur. Si « la question noire » lui sert de point d’ancrage, elle n’en demeure pas moins conjoncturelle. Car son message transcende les frontières pigmentaires pour prendre tout simplement une dimension humaine.
On entend souvent dire à la disparition des grands hommes qu’ils laissent derrière eux un vide. Je ne dirai pas cela d’Aimé Césaire. La puissance de son œuvre ne laisse aucun doute sur la pérennité de son message humaniste que je prends le risque de résumer ainsi : « Soyez vous-mêmes dans ce que vous avez de meilleur sans envier ni mépriser les autres ! ».

Denis Dambré,
Proviseur de Lycée (France)