Otto von Bismarck, chancelier allemand à l’époque des rivalités coloniales européennes (1871-1890), n’était pas convaincu par l’idée de l’expansion coloniale (http://kaceto.net/spip.php?article833). Néanmoins, à l’initiative de missionnaires, d’intellectuels et de marchands organisés dans des associations pour exercer une pression sur le gouvernement, il finira par céder. Deux associations coloniales ont joué un rôle majeur : l’Association coloniale et la Société pour la colonisation allemande. Denis Dambré, germaniste, explique les débats qui ont émaillé cette période de l’histoire allemande.

La première et la plus importante en nombre d’adhérents est l’Association coloniale (Kolonialverein) qui fut créée à Francfort le 6 décembre 1882. Elle eut tellement de succès que, en 1895, elle comptait déjà plus de dix mille membres. Elle se dota d’un périodique dénommé Kolonialzeitung (journal colonial) pour diffuser ses idées colonialistes. Plusieurs universitaires y apportèrent des contributions.

Parmi eux, émerge la figure de l’historien Treitschke. Dans la lignée du missionnaire Friedrich Fabri, auteur d’un livre à succès publié en 1879 sous le titre Bedarf Deutschland der Colonien ? (L’Allemagne a-t-elle besoin des colonies ?), Treitschke considère la colonisation comme une question existentielle (eine Daseinsfrage) et met son énergie à la défendre.

L’objectif affiché par l’Association coloniale était d’éduquer le peuple allemand à assumer, en tant que puissance, sa mission civilisatrice dans le monde. Il s’agissait d’infuser la société de ses idées pour qu’elle soutienne l’expansion coloniale car il en allait, selon elle, de l’intérêt du Reich et du maintien de son statut de puissance européenne. Le travail d’influence et d’éducation mené par l’Association coloniale sera bientôt renforcé par une autre association.

Dénommée Société pour la colonisation allemande (Gesellschaft für deutsche Kolonisation), cette deuxième association expansionniste voit le jour à Berlin le 3 avril 1884. Plus petite que la précédente, elle n’en était pas moins active. Ses objectifs étaient plus pratiques : collecter des fonds en vue de la création d’une colonie allemande en Afrique orientale et trouver des territoires à coloniser.

Dans sa déclaration datée du jour de sa création – déclaration écrite par Carl Peters (1856-1918) qui sera de 1891 à 1895 le commissaire du Reich en Afrique orientale –, la Société constate non sans envie que les autres peuples « civilisés » possèdent des zones d’influence à l’extérieur du continent européen où leur langue et leur culture prennent racine et s’épanouissent. Alors que, regrette-t-elle, l’émigrant allemand se sent étranger hors du Reich avec pour conséquence une perte importante du flux des émigrants allemands dans des « races étrangères ». Ce qui constitue un coup dur pour la « fierté nationale ».

Sans oublier, poursuit-elle dans sa déclaration, que plusieurs millions de la richesse nationale allemande se perdent en frais de douane dans l’importation de produits tropicaux et dans l’exportation de produits allemands. Car le Reich est dépendant de l’arbitraire de la politique fiscale des autres puissances qui établissent des barrières douanières autour de leurs possessions coloniales. D’où la nécessité de trouver à l’industrie allemande les débouchés sûrs qui lui manquent, faute de colonies.

Pour l’essentiel, l’argumentaire de ces deux associations coloniales est une reprise des arguments développés dans l’ouvrage du religieux Friedrich Fabri (cité ci-dessus), mais aussi dans celui publié en 1881 par l’avocat hambourgeois Wilhelm Hübbe-Schleiden sous le titre Deutsche Kolonisation (colonisation allemande). Ainsi, les idées expansionnistes nées au départ dans l’esprit de quelques personnes avaient bien infusé la société allemande à travers les associations de défense de la colonisation.

Les deux associations poursuivront parallèlement leurs activités jusqu’au 19 novembre 1887, date à laquelle elles ont fusionné pour former une seule association dénommée la Société coloniale allemande (Deutsche Kolonialgesellschaft).

Mais dès 1884, année de la conférence de Berlin où les puissances européennes se partagèrent l’Afrique, les promoteurs privés et associatifs de l’expansion coloniale allemande avaient eu raison des réticences du chancelier Bismarck. Bien que celui-ci fût encore intimement circonspect vis-à-vis de la colonisation, il s’est vu contraint de faire un pas en faveur de l’entreprise coloniale. Des circonstances particulières l’y ont conduit.

Une échéance électorale approchait et Bismarck avait besoin de la question coloniale pour détourner l’attention du peuple des problèmes politiques intérieurs. Une confidence faite par le chancelier au diplomate Friedrich von Holstein et citée dans Le partage de l’Afrique (1880-1914) d’Henri Wesseling montre clairement la manœuvre politique : « Toute cette histoire de colonisation, disait-il, n’est qu’une vaste fumisterie, mais nous en avons besoin pour les élections. ».

A la manœuvre politique s’ajoute une autre raison. Bismarck avait derrière lui une longue carrière politique émaillée de brillants succès. Il sentait approcher la fin de son parcours d’homme d’Etat et ne voulait pas que son image fût plus tard associée à une erreur éventuelle en matière de politique coloniale. Sa seule certitude était que l’engagement d’une politique expansionniste entraînerait à brève échéance des dépenses supplémentaires pour l’Empire. Quant à ce que cela rapporterait, il savait qu’il fallait miser sur le long terme dans un contexte international pourtant instable.

Ce fut manifestement le mémorandum que lui offrit, le 6 avril 1884, un de ses conseillers nommé Heinrich von Kusserow qui le convertit à l’expansionnisme. Soucieux de ne pas renforcer le rôle du Reichstag (le parlement du Reich), Bismarck cherchait alors le moyen de répondre favorablement aux pressions des lobbies coloniaux sans que cela nécessite un vote budgétaire. Kusserow, qui était un propagandiste colonial, suggéra alors au chancelier l’idée des compagnies à charte auxquelles les Anglais avaient déjà eu recours. Le principe était d’accorder un monopole commercial et une protection diplomatique et militaire à une compagnie, puis de la laisser exercer des droits de souveraineté (administration, maintien de l’ordre) sur le territoire colonial conquis.

Après avoir pris connaissance du mémorandum de Kusserow, Bismarck donne son accord pour que Lüderitz, un marchand qui voulait fonder une colonie allemande dans le Sud-Ouest africain, se lance dans l’aventure. La Société coloniale allemande de l’Afrique du Sud-Ouest (Deutsche Kolonialgesellschaft für Südwest-Afrika) voyait ainsi le jour en février 1885. La même année, un autre marchand, Carl Peters, créera la Compagnie de l’Afrique orientale allemande (Deutsch-Ostafrikanische Gesellschaft).

Car, une fois la décision prise, Bismarck agit vite et avec détermination. Le 24 avril 1884, soit seulement moins de trois semaines après la remise du mémorandum de Kusserow, il place les possessions de Lüderitz sous la protection du Reich. Dès le 5 juillet de la même année, le Togo devient protectorat allemand, suivi par le Cameroun le 12 juillet. Le 7 août, la zone autour d’Angra Paquena est annexée. Peu de temps après, c’est le tour de toute la côte, de l’Angola à la colonie du Cap. Il s’agit pour Bismarck de conquérir le maximum possible de territoires avant la conférence de Berlin qui se tiendra du 15 novembre 1884 au 22 février 1885.

Des années plus tard, il expliquera son action d’homme d’Etat et exprimera néanmoins encore ses incertitudes quant à l‘avenir des colonies dans un discours (prononcé le 26 janvier 1889 devant le Reichstag) : « Je dois penser aux décennies futures, à l’avenir de mes compatriotes ; je dois me demander si dans vingt ou trente ans l’on ne reprochera pas à ce chancelier peureux de ne pas avoir eu le courage de doter l’Empire d’une possession qui avec le temps aura acquis de la valeur ». Puis il ajoutera que, de même qu’il ne peut pas prouver que les colonies seront nuisibles à l’Empire, de même personne ne peut apporter la preuve qu’elles lui seront utiles.

En somme, l’engagement de l’Allemagne dans la colonisation fut d’abord marqué par la réserve et les réticences du chancelier Bismarck qui n’était pas du tout convaincu du bien-fondé de l’expansion coloniale. La pression militante des promoteurs de l’expansionnisme a fini néanmoins par l’emporter à la faveur de l’engagement de missionnaires, d’intellectuels, de commerçants et de simples citoyens organisés dans des associations aussi puissantes que déterminées. En 1889, soit un an avant de quitter le pouvoir, Bismarck confiait encore : « Je ne suis pas colonialiste dans l’âme ». Il n’empêche qu’il aura été, sous la pression populaire, le chancelier dont l’action a valu à l’Allemagne de posséder, durant trois décennies, des colonies.

Après son retrait forcé du pouvoir en 1890 s’est ouverte en Allemagne une nouvelle phase de la politique coloniale marquée par un discours aussi agressif qu’inefficace qui débouchera sur la Première Guerre mondiale, la fin du Deuxième Reich et la perte des colonies conquises. Avec le recul, on peut affirmer que la réserve de Bismarck en matière de d’expansion coloniale relevait d’une bonne intuition politique. Comme quoi, la vérité n’est pas toujours du côté de la foule.

Denis Dambré ; Proviseur de Lycée
(France)
Kaceto.net