A l’occasion de la journée mondiale des droits de la femme, Denis Dambré se propose de réhabiliter, sous la forme d’une nouvelle écrite à la première personne, la mémoire d’une vieille femme accusée de sorcellerie. Après le récit de sa vie dans la première partie (Cf. Les mains brûlées de la sorcière I), cette deuxième partie est consacrée aux derniers jours de son existence. Ceux-ci furent également marqués par un événement resté jusqu’à ce jour inexpliqué. L’auteur émet tout de même une hypothèse sur laquelle chaque lecteur pourra se faire sa propre opinion. Ce texte s’offre comme un appel à toujours préférer les arguments rationnels aux hypothèses ésotériques qui, dans l’histoire de l’humanité, ont souvent fait des victimes innocentes.

Rentré au domicile familial le soir après ma journée d’école, j’avais constaté que ma mère était absente. Il régnait dans la maison une ambiance de deuil. Je pris peur et demandai d’une voix inquiète à ma grande sœur :
  Où est maman ?
  Ah, tu n’es donc pas encore au courant ? s’étonna-t-elle manifestement ravie d’avoir une nouvelle extraordinaire à raconter à une personne qui débarquait encore de sa planète d’insouciance.
  Que s’est-il donc passé ? Elle est tombée malade ?
  Non, pas elle. Elle a accompagné yaaba Tilado à l’hôpital ! Il lui est arrivé un drame étrange, incroyable ! répondit-elle en secouant la tête pour bien marquer son incompréhension.

Le rythme de mon cœur s’emballa. Je soupçonnais tout à coup que la nouvelle apprise à l’école pouvait bien concerner une personne qui m’était plus familière que je ne l’avais imaginé. Et ma première pensée fut pour ma mère qui se retrouvait, malgré elle, contrainte d’abandonner ses enfants seuls à la maison pour s’occuper de yaaba Tilado à l’hôpital. Depuis le décès de mon père survenu quelques années plus tôt, je m’étais auto-investi de la mission de protéger ma famille. Mon frère aîné vivait à Ouagadougou. En son absence, j’étais l’aîné des garçons. Et, bien que ma sœur fût plus âgée que moi, l’entourage me répétait que j’étais devenu chef de famille malgré mon jeune âge. Je m’attachais en toute circonstance à me montrer digne de la responsabilité dont on me chargeait. Mais là, je sentais tout à coup une charge beaucoup trop lourde pour mes frêles épaules.

  Qu’est-il arrivé exactement à yaaba Tilado ? demandai-je à ma sœur.
  Elle a eu les deux mains complètement calcinées dans la nuit et dit ne s’en être rendu compte que ce matin au réveil ! C’est quand même incroyable, non ?
  Les deux mains calcinées ? Comment est-ce possible ?
  C’est toute la question ! Beaucoup de gens du village sont venus voir ses mains ce matin. Mais personne ne s’explique cette histoire autrement que par la sorcellerie ! L’embêtant est que maman se retrouve à s’occuper d’elle à l’hôpital, nous laissant nous débrouiller tout seuls, alors que nous ne savons même pas le lien de parenté exact qui nous unit à elle !
  Comment avez-vous découvert ce matin qu’elle avait les mains brûlées ?
  Raconte-lui ! dit ma sœur en se tournant vers mon petit frère.

Puis mon petit frère, qui fut la première personne exposée à l’horreur, m’avait raconté dans le détail les circonstances de sa découverte des mains brûlées de yaaba Tilado. Après mon départ pour l’école, alors que tout le monde était encore couché, il était allé aux toilettes. Il n’avait pas cours ce jour-là. En revenant dans la maison, il avait entendu la vieille femme dont la maison jouxtait la nôtre lancer des appels à l’aide. Il s’était donc présenté devant l’entrée de sa case pour savoir ce qui se passait. En voyant que c’était mon petit frère, la vieille femme s’était contentée dans un premier temps de dire qu’elle voulait simplement qu’il l’aide à faire sortir ses chèvres parce qu’elle en était incapable. Mon frère s’en était occupé.

Mais il était manifeste que yaaba Tilado souffrait beaucoup. Car elle gémissait de douleur. Une odeur à donner la nausée se dégageait de sa case. Mon frère lui avait donc demandé ce qui n’allait pas. La vieille femme qui s’évertuait à cacher ses mains, sans doute pour ne pas traumatiser le petit, s’était alors contentée de tendre les bras pour lui montrer. Mon frère avait été stupéfait par ses phalanges calcinées, semblables à des brindilles retirées du feu. Effrayé par la scène, il avait alerté ma mère qui était accourue. Elle avait également été très choquée par l’horreur de la scène. Et l’odeur âcre lui avait remonté le cœur au point qu’elle avait vomi. A ses questions sur ce qui s’était passé, la vieille femme n’avait pu donner aucune explication. Elle répétait simplement en gémissant qu’elle n’en savait rien. Qu’elle avait constaté à son réveil que ses mains étaient toutes calcinées. Que sa douleur était lancinante. Qu’elle avait besoin d’aide. Qu’elle allait mourir.

Ma mère avait alerté le voisinage. Tous les adultes du quartier était venus constater les mains brûlées de la vieille Tilado. Une seule et même hypothèse explicative avait émergé des échanges. La vieille femme serait, à n’en plus douter, une sorcière. Elle serait sortie de son corps dans la nuit sous la forme d’une traînée d’étincelles. Pour la démasquer, un chasseur de sorcières en aurait profité pour s’introduire dans sa case afin de la punir. Il aurait placé exprès ses mains momentanément mortes dans le feu qu’elle gardait allumé pour chauffer sa case pendant la période de froid. Quand son âme était revenue animer son corps à l’aube, la vieille femme aurait alors constaté que ses mains étaient calcinées. Telle était l’unique explication que les villageois avaient trouvée à ses mains brûlées dans des circonstances mystérieuses. C’était aussi ce que mon camarade d’école m’avait raconté en substance. J’étais horrifié.

L’incapacité dans laquelle je me trouvais alors de donner une explication rationnelle aux mains calcinées de yaaba Tilado suscitait en moi un profond malaise. Je m’interroge encore aujourd’hui sur ce qui a bien pu se passer cette nuit-là. Cependant, bien des années plus tard, la lecture d’un passage des Pensées de Pascal a contribué à apaiser ma soif d’explication rationnelle et ma compréhension du fonctionnement des humains devant un curieux phénomène. Dans son texte publié pour la première fois en 1670, le philosophe dit en effet ceci : « Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc. ; car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir ; et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur, que dans cette curiosité inutile ».

En clair, placés devant un phénomène qu’ils ne comprennent pas, les humains préfèrent toujours inventer une explication, même si celle-ci est fausse, plutôt que de rester dans l’inquiétude angoissante suscitée par leur incapacité à comprendre ce qui se passe. Pour moi, l’explication trouvée aux mains brûlées de la vieille Tilado entre dans le cadre de ces explications irrationnelles et mythologiques que les humains élaborent pour apaiser leur angoisse existentielle et se donner le sentiment de garder le contrôle de la situation.

A la demande de ma mère, un jeune du village était allé à vélo prévenir les secours en ville. On avait dû trouver deux mille cinq cent francs CFA pour payer l’essence de l’ambulance. Celle-ci était venue transporter la vieille Tilado à l’hôpital. Ma mère avait dû se résoudre à laisser ses enfants seuls à la maison pour l’accompagner. Elle avait raconté, à son retour, l’enfer des derniers jours lorsque les mains de la vieille femme s’étaient putréfiées, emplissant le dortoir de l’hôpital d’une odeur pestilentielle qui incommodait les autres malades et leurs accompagnateurs. Elle-même ne pouvait plus tenir dans le dortoir. Sans oublier les délires de la victime avant de mourir. De nuit couchée sur son lit d’hôpital, elle tapotait le matelas à ressorts couvert de plastique dur en répétant qu’elle comptait son argent. Tout le monde au village avait encore trouvé, dans cette histoire d’argent, une confirmation de la sorcellerie de la vieille femme. Elle aurait vendu des âmes à d’autres sorcières et aurait été en train de compter tout l’argent invisible qu’elle aurait gagné dans son commerce occulte.

Pourtant, nulle âme jamais ne vécut plus pauvre qu’elle. Nulle personne jamais ne connut la misère de sa vie. Moins d’une semaine après le drame étrange de ses mains brûlées, elle mourut à l’hôpital, libérant ma mère d’un lourd fardeau. Elle fut enterrée à la sauvette au cimetière de la ville, à Toes-a-tãabe͂ (Aux trois baobabs), dans l’indifférence générale et l’anonymat le plus total. Même ma mère ne sut jamais l’emplacement exact de sa tombe. Car, très inquiète pour ses enfants qu’elle avait laissés seuls dans l’urgence malgré le traumatisme inhérent à la situation, elle était rentrée au village dès l’annonce du décès. Je me souviens qu’elle avait dû subir une cure après l’enfer de son séjour hospitalier. Des bénévoles et quelques hommes venus du village s’étaient occupés d’enterrer la vieille femme suite à son décès survenu à la tombée de la nuit. Dans l’esprit de tout le monde, elle est restée la sorcière aux mains brûlées.

A l’école, je restai évasif sur le sujet dans mes échanges avec mes camarades. Je me contentai d’admettre que la vieille femme accusée de sorcellerie était bien de mon village. Mais je précisai que tout le monde avait été dans l’incompréhension face à ce qui lui est arrivé. Car c’était une personne discrète qui n’avait jamais fait parler d’elle auparavant. Mes camarades ne surent jamais que mon père lui était venu en aide à un moment difficile de sa vie. Ni que ma mère lui avait porté assistance jusqu’à la dernière heure de son souffle. Aujourd’hui encore, je me pose une question : et si la vieille Tilado avait simplement fait un malaise ou une crise d’épilepsie dans la nuit et que ses mains s’étaient malencontreusement retrouvées dans le feu ? A sa mémoire, je dédie ces lignes.

A mesure que défilent mes heures
Tu restes gravée dans ma mémoire
Dans ma soif de comprendre
Je t’interroge dans ton silence
Etais-tu la sorcière qui devait m’inspirer la crainte
La traînée d’étincelles dans l’obscurité de la nuit ?
De ton voyage terrestre sur un sentier d’épines
A ton sommeil éternel à la tombée du jour
Tranchée d’un combat à bien des yeux oubliée
Où ton treillis se colore de la teinte du crépuscule
Dans la dernière demeure où lentement tu t’effaces
Je bouscule tes os en quête de réponse
Etais-tu la sorcière qui devait m’inspirer la crainte
La traînée d’étincelles dans l’obscurité de la nuit ?

Denis Dambré
Proviseur de lycée ( France)
Kaceto.net