Cinq (5) mois après le double scrutin présidentiel et législatif du 22 novembre 2020, Ahmed Newton Barry, le président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), l’institution chargée d’organiser en toute transparence les élections, revient dans cette interview sur le processus électoral, depuis les opérations d’enrôlement jusqu’à la proclamation des résultats provisoires. Il profite régler, avec finesse, ses comptes avec les contempteurs de la CENI et indique des pistes pour améliorer le processus électoral tout en minorant le coût.

Les élections sont passées depuis cinq (5) mois. Newton Ahmed Barry est-il maintenant tranquille ?

Rires ! Oui, on peut le dire puisque les pressions d’avant, pendant et d’après élections sont maintenant retombées. Nous assistons à présent à une recomposition du paysage politique, mais cela ne relève pas de la CENI.

Le nouveau chef de file de l’opposition politique, Eddie Komboïgo affirme toujours qu’il a accepté les résultats des élections afin de préserver la paix sociale.
Quelle est l’ampleur des dysfonctionnements qui auraient pu remettre en cause la sincérité des résultats ?

Je vous renvoie aux rapports des structures nationales et internationales sérieuses qui ont observé les élections. Au niveau national, il y a la Convention des organisations de la société civile pour l’observation domestique des élections (CODEL), celle qui a déployé le plus d’observateurs et de matériels sur l’ensemble du territoire national. Dans son rapport, elle dit que le 22 novembre à 6 heures, ses observateurs avaient constaté que plus de 96% des bureaux de vote étaient ouverts et que tous les autres bureaux ont ouvert progressivement. La CODEL indique également qu’à 18 heures, dans plus de 98% des bureaux de vote, le matériel était complet pour que le dépouillement puisse commencer. Nous attendons toujours le rapport de l’Union européenne, qui avait déployé une cinquantaine d’observateurs.
J’ai donc été dubitatif quand le REN-LAC, qui n’avait même pas une cinquantaine d’observateurs sur le terrain, a tiré de manière péremptoire des conclusions sur l’organisation du scrutin. Avant de tirer des leçons qui soient objectives, il faut quand même avoir un échantillon représentatif de ce qu’on observe !
Dans la province du Kadiogo, c’est-à-dire Ouagadougou et les communes rurales environnantes, sur les 3806 bureaux de vote, un seul bureau de vote n’a pas ouvert à l’heure. Je vous renvoie à 2015 pour faire des comparaisons.
Les difficultés que nous avons rencontrées, mais qui sont minimes, portent essentiellement sur l’impression des bulletins de vote. Vous savez que dans notre pays, aucune imprimerie ne peut produire par jour 100 000 exemplaires les documents de vote. C’est vrai, vu le temps qui nous était imparti, nous aurions pu nous organiser mieux pour faciliter les colisages. Mais les dysfonctionnements sur lesquelles on glose sont essentiellement techniques et n’ont pas été intentionnellement créés dans le but de mal organiser le scrutin ou de favoriser un parti ou un candidat. Quand j’entends certains, je dis clairement qu’ils ne font pas une analyse honnête de la situation.
On me dit que dans certains bureaux de vote, il n’y avait pas beaucoup d’électeurs et que des députés ont été élus avec 1000 voix. C’est vrai, mais ce n’est pas de notre faute. Dans le Yagha par exemple, qui est l’épicentre de la crise sécuritaire, nous sommes allés seulement dans deux communes où il était possible d’ouvrir des bureaux de vote. Sur les six autres, on ne pouvait pas y aller, mais je rappelle que l’assemblée nationale a voté une loi sur les cas de force majeure et qui dit que même si 10 personnes votent dans une circonscription, le scrutin est valable. Ce qu’il faut incriminer, c’est la loi et non la CENI. La même loi nous fait obligation de faire un rapport circonstancié sur les circonscriptions où l’enrôlement n’a pas été possible, puis là où les bureaux ne pourront pas ouvrir et enfin le nombre de bureaux de vote qui n’ont pas ouvert le jour du vote à cause des problèmes de sécurité. Tous ces rapports ont été faits, puis remis au chef de l’Etat qui a saisi le conseil constitutionnel qui a acté. Toutes les prescriptions légales ont été respectées.

Il y a quand même eu des soucis avec les documents électoraux le jour du vote….

C’est vrai, mais il y a une explication. N’oubliez pas que la loi électorale a été changée le 25 août 2020 ; à deux mois de l’élection et cela a créé des situations de contentieux qui a perduré jusqu’au 7 novembre dans les circonscriptions qui n’avaient pas de bulletins de vote. Comme je l’ai indiqué plus haut, aucune imprimerie ne peut produire par jour même sur feuille simple 100 000 exemplaires alors que nous avions près de 7 millions d’électeurs. Pour être clair, il nous fallait imprimer 7 millions de bulletins de vote, 7 millions de fiches de dépouillement, 7 millions de fiches de résultats. Avec le recul, je dis que nous avons eu la chance. Mais honnêtement, si on continue dans cette direction, l’équipe qui va nous remplacer aura des problèmes.
J’insiste dessus, toutes ces difficultés que nous reconnaissons n’ont pas été intentionnellement créées dans le but de frauder, de mal faire ou défavoriser quelqu’un. D’ailleurs, il n’y a pas eu de plainte dans aucun bureau de vote, même pas venant du CFOP !
Pour le reste, en 2015, certains avaient déjà dit qu’ils avaient accepté les résultats parce qu’ils voulaient la paix sociale. Cinq ans après, d’autres disent la même chose. C’est très bien et je souhaite vraiment que l’intérêt général prime sur l’intérêt particulier !

Vous aviez promis la publication des résultats à J+1 comme en 2015, mais c’est au bout d’une semaine que la proclamation provisoire des résultats est intervenue. Que s’est-il passé ?

Une semaine avant les élections, le dispositif était prêt pour pouvoir publier les résultats à J+1 et nous l’avons dit. Cela a créé tout un tollé dans l’opposition, à commencer par le chef de file de l’opposition, Zéphirin Diabré, qui nous a saisis avec une lettre très acerbe disant que ce n’est pas une course de vitesse ; qu’il faut prendre le temps qu’il faut pour proclamer les résultats. Je suis le président de la CENI, mais je ne décide pas seul.
Avec les commissaires, nous avons pris ces objections en compte en considérant que si cela permet à chacun de se retrouver dans les résultats, ce serait bon pour la paix sociale. C’est ce qui s’est passé puisque nous avons proclamé les résultats provisoires le 26 novembre et que les candidats de l’opposition en ont pris acte. Mais je maintiens que nous aurions pu publier les résultats à J+1 car le 23 novembre à 22 heures, nous avions clairement les tendances qui n’ont pas changé au final.

Qu’est-ce qui explique alors la grève des commissaires de l’opposition ?

Franchement, je ne suis pas à l’aise pour en parler parce que ça renvoie à plusieurs choses. Certains commissaires ont dit que le comptage manuel n’avait pas été fait partout, oubliant que c’est la responsabilité de tous qui est en cause puisque chacun est responsable d’une région. Des gens n’ont donc pas veillé à ce que le comptage manuel soit fait dans leur région. Ce qu’il faut savoir, c’est que les techniciens des centres de compilations avaient des difficultés avec la notion de comptage manuel qui existe dans la loi. Techniquement, à quoi cette notion renvoyait sachant que chaque centre de compilation est paramétré à un système et à un logiciel et qu’il n’y pas de pas de logiciel de comptage manuel. Fallait-il mettre un dispositif manuel à côté du dispositif informatique pour compter parallèlement et comparer, ou est-ce que les mêmes personnes pouvaient faire la même chose ? Nous avons eu du mal à comprendre nous-mêmes et finalement, nous avons arrêté quelque chose qui mettait tout le monde à l’aise. Nous avons convenu qu’avant de prendre en compte un résultat, il fallait exiger que les centres de compilation refassent la compilation manuelle au cas où ce n’était pas fait. On pouvait par conséquent commencer à délibérer partout où les comptages manuels avaient été faits. Nous étions dans cette lancée quand suite à l’appel de l’opposition, ses commissaires ont considéré qu’ils ne pouvaient pas continuer à délibérer alors qu’on s’est mis d’accord. Mais au final, comme vous l’avez observé, ils sont revenus à de bons sentiments et le travail a continué. Ainsi, s’explique la publication tardive des résultats provisoires.

Cet épisode pose clairement la question de l’indépendance des commissaires par rapport à leurs mandataires…

C’est une grosse question qui est posée surtout avec le ralliement de Zéphirin Diabré à la majorité. Ses commissaires qui étaient à la CENI ont dû partir alors qu’ils ont un mandat de cinq ans et qu’ils représentent des entités et non des partis. A la vérité, eux-mêmes ont créé une situation depuis le début et qui leur est devenue préjudiciable. Il faut en tirer les leçons afin que les commissaires soient réellement indépendants, qu’ils représentent des entités et non des partis spécifiques. Les intérêts des partis peuvent changer, mais les intérêts des entités sont pérennes.

Quel a été le coût réel du double scrutin du 22 novembre 2020 ? Le Centre pour la gouvernance démocratique GD avance le chiffre de 100 milliards…

Nous avions prévu environ 100 milliards dans l’hypothèse d’un deuxième tour à la présidentielle. Pour les Burkinabè de l’extérieur, nous espérions enrôler 2 500 000 électeurs et au plan national 8 millions minimum. Finalement, nous avons enrôlé 23 000 électeurs à l’extérieur, ce qui a fait baisser les coûts vu que le nombre de bureaux de vote qui était prévu à 300 est passé à 50 !
Au plan national, nous avions prévu 21500 bureaux de vote et au final, 3000 n’ont pas pu ouvrir à cause de l’insécurité et il n’y a eu qu’un tour à la présidentielle. Résultat, de 100, les dernières élections ont coûté environ 60 milliards F CFA

Comment peut-on à l’avenir optimiser le coût des élections ?

La question doit être analysée très sérieusement. A l’heure actuelle, l’enrôlement des électeurs, c’est-à-dire la révision du fichier électoral coûte plus 50% du budget total des élections. Je le disais plus haut, nous espérions 7 millions d’électeurs à enrôler et avec nos machines, pour imprimer une carte valide, il faut gaspiller trois à quatre cartes à cause du climat. Il faut donc multiplier 7 millions par trois (7x3) pour avoir de la réserve et ne pas être en rupture et cela coûte entre 3 à 4 milliards de F CFA rien que pour les cartes. L’encre qui sert à les imprimer coûte autour de 2 milliards, à quoi il faut ajouter la prise en charge du personnel, soit près de 180 000 personnes.
En application de la loi, nous avons recruté environ 5800 mais il faut les multiplier par autant de fois qu’il y a de zones et à raison de 17 000 F par jour et par opérateur de kit sur une durée de sept (7) mois, plus la logistique, ça fait beaucoup d’argent.
Or la chose la plus simple à faire, c’est utiliser la base de données de l’état civil qui est efficient, d’autant qu’on utilise la même CNIB pour enrôler les électeurs.
Nous avons proposé quelque chose qui nous permet d’avoir accès à la base de données de l’Office national d’identification (ONI) avec l’obligation d’interagir avec les électeurs et ça ne coûte rien. Ainsi, nous allons économiser entre 30 et 35 milliards en fonction de l’année, si on achète ou pas un logiciel. Dans les cycles électoraux qui vont suivre, l’enrôlement coûtera zéro franc car dès lors que tout le monde est pris dans le fichier, il suffit de référencer les nouveaux majeurs. Celui qui a 18 ans et qui fait sa CNIB, le système le référence immédiatement à la CENI, le fichier étant en contact permanent avec la base de données de l’ONI et interagissant chaque jour. Il faut ensuite mettre un dispositif pour éliminer les décès.

Combien de temps le matériel acquis peut-il être encore utilisé ?

Tous les kits ont été achetés auprès de multinationales pour près de 18 milliards. Mais la technologie a ceci de vicieux que plus elle est perfectionnée, plus son obsolescence est rapide. Pour les prochaines élections, ce sera difficile d’utiliser tous les kits que nous avons achetés cette année. En plus de la maintenance, il faudra sans doute prévoir un gros budget pour pouvoir les réutiliser à l’occasion des prochaines municipales.

Justement, les municipales ont été reportées en 2022. La CENI sera-t-elle capable de les organiser avec des résultats qui ne suscitent pas des polémiques ?

Est-il possible de faire des élections sans polémiques ? Pour les municipales de 2022, je ne peux pas répondre à votre question parce qu’il y a beaucoup d’éléments que je ne maîtrise pas pour l’instant. Quelles sont les réformes qui seront opérées ? Va-t-on par exemple toiletter le code électoral en mai ce qui nous permettra de disposer de temps de faire la révision du fichier sachant qu’on ne peut pas le faire en juillet ou en août ?
Je rappelle à qui de droit qu’en fonction de l’ampleur des réformes qui seront engagées, il nous faut entre 5 et 6 mois pour refaire le fichier électoral, ce qui nous emmène autour de mars 2022 si ces réformes ont lieu en septembre. Il nous restera un mois pour organiser les municipales et techniquement et légalement, ce n’est pas possible parce qu’il y a des actes à poser au minimum 70 jours avant le jour du scrutin. Si les municipales sont couplées au référendum, tout change avec la participation des Burkinabè de l’extérieur et il faut prendre tout cela en compte dans la révision du fichier électoral.

Qu’est-ce qui n’a pas marché avec les Burkinabè de l’extérieur ?

C’est la question que nous nous posons parce que nous avons été surpris par les résultats du recensement. Toutes les explications qui ont été avancées ne tiennent pas lorsqu’on les soumet à la critique. En France par exemple, il y a 8000 personnes qui sont immatriculées grâce à leur CNIB et leur passeport dans la base des données du consulat, mais on n’a pas eu 2000 inscrits en France. Même la distance invoquée ne tient pas la route parce que le gros lot des 8000 personnes immatriculées réside dans la région parisienne.
En Côte d’Ivoire, plus de 40% des personnes immatriculés sur les 1 million, l’ont fait avec une CNIB. On aurait pu avoir au moins 400 000 personnes enrôlées et non les 10 000 qu’un seul quartier d’Abidjan peut nous fournir ! La loi a changé et permet maintenant, en accord avec les autorités du pays d’accueil, d’ouvrir des bureaux en dehors des consulats et des ambassades. La question de la distance sera en partie réglée même si cela va faire exploser le coût, mais le peu d’engouement de nos compatriotes vivant à l’étranger lors de ces élections doit être analysé minutieusement pour l’avenir.

Quel était l’objectif de la mise en scène du dépôt des candidatures à laquelle nous avons assisté à l’occasion de la présidentielle de 2020 ?

C’est simple. A notre avis, ça fait partie de l’éducation civique des Burkinabè parce que l’élection du président et des députés est un moment important de la vie politique. Montrer l’intérêt de la chose publique passe par montrer ses auréoles afin que les Burkinabè commencent à communier sur la problématique des candidatures. C’est vrai que certains candidats ne sont pas venus, mais je suis convaincu que la prochaine fois, ils viendront parce que c’est une marque de respect pour les électeurs.

Vous avez reçu le dossier d’un candidat qui n’avait même pas l’âge requis pour être candidat…

Oui, c’est parce que la loi est mal faite puisqu’elle dit qu’il faut recevoir tous les dossiers. C’est au niveau de la commission de validation que les dossiers peuvent être rejetés.

Que s’est-il passé avec le candidat de l’Alternative patriotique panafricain, Adama Coulibaly qui n’a pas pu déposer sa caution alors qu’il avait la somme exigée ?

La CENI n’y est pour rien dans ce qui lui est arrivé. Le trésor public auprès de qui il faut déposer la caution dit qu’il n’accepte pas des devises autres que le franc CFA, et le code électoral dit que la caution est payée en francs CFA auprès du trésor public. La CENI ne réceptionne que la quittance qui est la preuve que le candidat s’est acquitté de la caution. Or, le candidat en question était venu avec des Euros et le temps de faire le change, le délai était passé. Votre question montre aussi l’impréparation de certains candidats parce qu’on ne se lève pas à 48 heures de la date limite du dépôt des dossiers pour commencer certaines démarches. La loi dit que seuls les parrainages peuvent être complétés à l’expiration du délai. Une quittance payée après le délai n’est donc pas valide.

Comment avez-vous géré la pression avant, pendant et après la tenue du scrutin ?

En tout cas, il faut être en bonne santé parce que vous avez des pressions inimaginables aussi bien en interne qu’à l’externe et il faut être prêt 48h sur 24. La présidentielle est l’élection la plus éprouvante et il faut avoir des nerfs solides et un intérieur calme. C’est surtout la veille des élections que c’était le plus éprouvant parce que compte tenu du contexte, on ne sait pas si un bureau sera attaqué, s’il y aura des morts, si les bureaux de vote vont ouvrir et si le personnel électoral sera à l’heure.

Les accusations de partialité formulées contre vous, vous ont-elles blessé ?

Non, pas du tout. J’étais serein surtout que nous avions une plateforme où les résultats étaient disponibles à la minute près avec les pourcentages des candidats. Les résultats étaient d’ailleurs disponibles sur Internet et accessibles à tout le monde au moment où nous proclamions les résultats. La transparence était totale. Dès qu’on valide les résultats d’un centre de compilation, ils sont automatiquement affichés sur la plateforme et accessibles à tout le monde.
Quant aux propos malveillants, il faut faire avec sachant qu’on est en harmonie avec soi-même. Je note d’ailleurs qu’à peine avons-nous publié les résultats provisoires que ceux qui tenaient des discours incendiaires contre la CENI se sont empressés d’aller féliciter le président élu !

La veille du scrutin, le chef de file de l’opposition a présenté sur son téléphone des images montrant une femme en train de collecter des cartes d’électeurs. Pour lui, c’était la fraude en préparation. Avez-vous vérifié ces allégations ?

Non, nous ne l’avons pas fait, mais nous avons mis en place quelque chose d’inédit dans notre pays. Dans chaque Tribunal de grande instance (TGI) nous avons instauré une permanence de 48 heures avant les élections, le jour des élections et 48 heures après les élections afin que des cas rapportés de fraude soient pris en charge par le procureur du Faso qui diligente une enquête d’urgence. L’information a été donnée aux partis politiques et à l’opinion publique. Le CFOP aurait dû saisir le procureur de Dori et la question allait être réglée, mais elle ne l’a pas fait. D’ailleurs, au bilan, il n’y a pas eu beaucoup de plaintes, moins d’une dizaine à Ouaga et rien ailleurs. En matière électorale, il y a beaucoup de spéculations.

Interview réalisée par Joachim Vokouma
Kaceto.net