Avocat inscrit au barreau de Bamako et de Paris, Maître Mamadou Konaté a été ministre de la Justice sous la présidence d’Ibrahim Boubacar Keïta durant 16 mois avant de claquer la porte, estimant qu’il n’avait pas les moyens d’accomplir sa mission.
Une décision rare sur le continent africain, mais qu’il ne regrette pas, car dit-il, rester, c’était en quelque sorte perdre son âme.
Dans l’interview qu’il nous accordée à Dakar où il est de passage, il revient sur le deuxième coup d’Etat commis par le colonel Assimi Goïta et analyse les chances de succès du nouveau premier ministre Choguel Maïga de conduire la Transition jusqu’aux prochaines élections prévues en février 2022.

En l’espace de neuf (9) mois, deux coups d’Etat ont été perpétrés au Mali. Qu’est-ce qui explique cette instabilité politique et institutionnelle ?

La situation de la transition post coup d’Etat du 18 août 2020 et la nouvelle situation dans laquelle nous sommes à la suite de la mise hors fonction du président de la Transition Ba NDaw et du premier ministre Moctar Ouane repose sur le même postulat de départ. A savoir que le coup d’Etat du 18 août est intervenu dans des conditions où les militaires ont indiqué eux-mêmes qu’ils sont venus parachever l’action des politiques consécutivement à la situation dans laquelle se trouvait le régime du président Ibrahim Boubacar Keïta. Les acteurs essentiels réunis dans des regroupements politiques et religieux ont, pendant deux mois durant, appelé à la démission du président et une situation sociale a été à l’origine de l’action de la junte militaire.
Cette dernière n’a jamais voulu s’allier avec les hommes politiques qui étaient dans la rue depuis des mois. Elle voulait une transition assise avec les prescriptions indiquées par la communauté internationale, notamment la CEDEAO, c’est-à-dire qu’à la tête de la Transition devaient se trouver toute autre personne qui ne soit pas militaire. D’où la désignation de Bâ Ndaw qui était un militaire à la retraite, lequel a choisi lui-même son premier ministre Moctar Ouane. Le gouvernement mis en place ne comportait aucun membre de la société politique de l’époque réunie autour du M5-RFP.

Neuf mois durant, les militaires et les deux têtes de l’exécutif se sont tirés dessus, se sont chamaillés et ont conduit la transition comme ils l’entendaient, les premiers voulant empêcher les autres de les contrarier. C’est dans ce contexte que le changement de gouvernement proposé par le président et le premier a été à l’origine de la crise, qui n’est pas en réalité une crise politique, mais une crise entre militaires. Les acteurs de la junte étaient mécontents du fait que le gouvernement a été remanié sans l’aval du vice-président Assimi Goïta. Non seulement, deux ministres issus de la junte ont été éjectés du gouvernement, mais la junte ne voulait pas la reconduction du premier ministre.
Tous ces facteurs ont conduit la junte à une réaction extrême par la mise hors fonction du président et du premier ministre. Ce qui est ni plus ni moins qu’un coup d’Etat !

Un coup d’Etat d’autant plus surprenant qu’on n’a pas vu les prémices de ce qui s’est passé….

On savait qu’il y avait des difficultés, mais pas plus que celles liées à la gestion de l’Etat. En réalité, il y avait d’une part, beaucoup de suspicion entre le politique et la jungle et d’autre part, une mauvaise compréhension de leur mission et de leur rôle. Le président Ba Ndaw s’est pris pour un président complet, normal comme en situation normale et a revendiqué des prérogatives pour désigner un premier ministre et nommer le gouvernement sur proposition de ce dernier. Les acteurs militaires eux, pensaient qu’ayant en charge la sécurité et la défense, nul n’avait le droit d’y toucher sans leur consentement. Autrement dit, le président ne pouvait pas changer le ministre de la défense sans l’aval du vice-président. On peut donc dire que le président de la Transition a été un peu imprudent en agissant de la sorte, mais cela ne saurait suffire pour renverser le gouvernement de la Transition.

Quelle appréciation faites-vous des décisions prises par les chefs d’Etat des pays membres de la CEDEAO lors du sommet qui s’est tenu le 30 mai 2021 à Accra, au Ghana ?

Le pire aurait été de ne pas réunir les chefs d’Etat de la CEDEAO, de ne pas évoquer la situation au Mali et ne pas prendre de décisions. Les chefs d’Etat ont pris la mesure de ce qui se passe au Mali où visiblement, il y a eu une démarche de légitimation par un arrêt de la cour constitutionnelle qui, au terme d’une gymnastique intellectuelle aux fondements juridiques contestables, est parvenue à faire le constat de la vacance du pouvoir, et dire que cette vacance créait un vide juridique dans la mesure où la question de la transition n’est prise en compte que dans le cadre de la charte. Les trois organes qui sont reconnus sont le premier ministre, le président et le parlement. Le vice président y est évoqué, mais il n’est pas un organe de la transition ; du coup dans le cas de la démarche de la cour constitutionnelle, on est parvenu à dire qu’en cas d’absence du président de la transition, celui-ci peut être substitué par le vice-président de la transition. Mais la charte indique la possibilité pour le vice président de venir en substitut, mais pas en remplacement du président de la Transition. Pas en tant que chef de l’Etat. C’était le débat qu’on a eu au début de la transition parce que le vice- président avait pensé qu’en cas de difficultés où le président n’était pas là, lui pouvait le remplacer. Il ne faut pas oublier qu’il s’est autoproclamé chef de l’Etat au lendemain du putsch du 18 août 2020 et qu’il a signé des engagements de l’Etat en cette qualité. C’est sur la base des discussions avec les chefs d’Etat qu’il lui a été interdit de se réclamer des prérogatives de chef d’Etat. Assimi Goïta a été maintenu en tant que vice-président, mais uniquement en charge de la défense et ne pouvait en aucun cas remplacer le chef de l’Etat.
D’ailleurs, les chefs d’Etat des pays membres de la CEDEAO n’ont évoqué ni le vice-président, ni le président de la transition. Et pour éviter qu’il y ait même quelque situation difficile qu’ils ne pourraient appréhender, ils ont décidé de suspendre le Mali des institutions de la CEDEAO, ce qui empêche celui qui s’est fait président d’être le représentant du Mali et d’être avec eux dans la salle. Le communiqué final qui a sanctionné le sommet a rappelé le côté inacceptable de ce qui est arrivé et l’obligation de poursuivre la transition par la nomination d’un nouveau premier ministre sans évoquer le chef de l’Etat. Certainement pour ne pas s’embarrasser parce qu’ils sont dans une posture où ils ne reconnaissent pas l’arrêt de la cour constitutionnelle et ne reconnaissent pas Assimi Goïta comme président
Mais quand les chefs d’Etat de la CEDEAO demandent de nommer un premier ministre, qui le fera si ce n’est le colonel Assimi Goïta ?
C’est un jeu de mots qui résulte dune situation de fait. Quand les gens sont embarrassés, ils évitent d’évoquer un nom et un prénom pour ne pas nommer quelqu’un. Ils ont rappelé que dans le cadre de la Transition, il est nécessaire de nommer un premier ministre civil, de poursuivre la transition et de tenir les élections dans les délais impartis, au plus tard le 27 février 2022. Ils n’ont donc pas donné l’onction de chef de l’Etat à Goïta et il faut que ça dure longtemps de manière à permettre au médiateur, Goodluck Jonathan de voir de près les choses.

Mais comment rejette-t-on au Mali ce qu’on a accepté au Tchad après la mort d’Idriss Déby ?

Oui, au Tchad on a invoqué des questions de sécurité pour violer le droit et on n’est plus en phase avec les principes. Ce qui vaut pour le Tchad vaut aussi pour le Mali et si on a été incapable d’appliquer le droit au Tchad, ce n’est pas au Mali qu’on pourra le faire. C’est cela le drame. Les gens se mélangent les pieds entre sécurité qui est importante et droit. Le défi est justement de ne jamais se départir de l’un des deux. On a créé une situation au Tchad qui fait qu’on ne peut pas rappeler aux jeunes colonels du Mali que le coup d’Etat est abject.

Le Mali échappe tout de même à des sanctions économiques…
Oui, la sanction est politique et diplomatique, mais à côté de cette sanction, il y a la sanction à minima car si ce qui est demandé au Mali n’est pas fait, on n’est pas à l’abri d’autres sanctions plus sévères qui pourraient être économiques. Les chefs d’Etat étaient soucieux de l’attitude des Maliens par rapport à ce deuxième coup d’Etat qui était une attitude mitigé : il n’y a pas eu de mouvement de désapprobation, mais non plus d’approbation et ils ont tenu compte de cela sans pour autant s’interdire de tirer les conséquences de la violation du droit

Choguël Maïga a été nommé premier ministre le 1er juin 2021 pour poursuivre la Transition. Quelles sont ses chances de succès ?

Il a toutes les capacités techniques, politiques, intellectuelles pour ce poste car c’est un bon connaisseur de l’arène politique malienne. Sauf que le moment n’est pas propice car on est en face d’une junte militaire qui n’a jamais voulu discuter que par les armes et c’est ainsi qu’ils ont mis fin aux fonctions du président de et premier ministre de la Transition. Ce qui se passe laisse entrevoir quand même que la démarche des militaires n’est pas toujours emprunte de patriotisme et d’intérêt général, mais pour sauvegarder leurs intérêts. Nous sommes dans un contexte où des politiques doivent défendre l’intérêt général sans pour autant heurter les intérêts des militaires. Voici l’équation à résoudre. Surtout que la cohésion au sein du M5-RFP n’est pas si évidente puis qu’on voit que des gens comme Modibo Sidibé continue de rappeler les principes de l’accession au pouvoir.
Pis, le M5-RFP n’est pas à l’abri d’un conflit ouvert avec les militaires et l’opinion malienne qui est sceptique sur les chances de bonne collaboration entre les civils et les militaires regarde ce combat de coqs et ne prendra pas de partie. Cela pourrait hypothéquer la Transition.

Des appels ont manifesté devant l’ambassade de la Russie pour demander au président Poutine d’intervenir. Qu’avez-vous ressenti face à cette demande ?

Ce sont les conséquences négatives de la guerre froide. Jusque là, les Maliens regardaient plutôt vers la France, mais certains sont contre elle. Dans une pareille situation, on regarde du côté de l’ennemi de son ennemi en l’occurrence, la Russie. Il ne faut toutefois pas se tromper. Qu’est-ce qu’on va chercher en Russie qu’on n’est pas allé chercher en Chine ou en Israël ? Nous sommes toujours à la recherche de gens qui peuvent être le contraire de ce qu’on recherche. Peut-être que la Russie peut nous aider à lutter contre les terroristes, mais si on réfléchit, on comprend bien que la géopolitique ne permettra pas à la Russie de prendre la place de la France tout comme la France n’ira pas prendre la place de la Russie dans les Etats Baltes. On est dans un contexte de répartition des choses de telle sorte que si elles bougent, elles ne bougeront pas radicalement comme on l’espère. Et si on est conscient de cela, ce qui nous fait détester la France doit nous amener à détester éventuellement ce que la Russie pourrait nous apporter. La vraie question est de savoir si nous Maliens sommes déterminés à nous prendre en main, à être autonomes et à ne pas confier notre destin à un autre pays ? Il faut se réveiller en disant que si on aime les autres, on doit d’abord s’aimer d’abord soi-même, qu’on se mette d’accord sur l’essentiel et qu’on se mette au travail.

Vous avez démissionnez de votre poste de ministre de la Justice. Pourquoi une telle décision ? Pour entrer dans l’histoire ?

Non pas du tout ! Quand on est dans l’incapacité d’exercer les prérogatives de sa mission, il faut démissionner même si je dois reconnaitre que ce n’est pas une chose facile à faire. Mais ne pas démissionner, c’est avaler des couleuvres qui vont vider ce qu’il y a de substantiel du ministère de la Justice.
Il faut savoir une chose. Dans nos pays, le ministre de la Justice tient à deux choses : le soutien du chef de l’Etat en personne et la mansuétude du ministre des Finances. Sans argent, il n’y a pas de ministère de la justice et sans le soutien du président il n’y pas de ministère. Les gens vous craignent pour ce que vous êtes, mais vous savez que vous êtes ce que vous êtes que parce que vous avez ces deux soutiens-là !
A part ces paramètres, le ministre de la Justice est celui qui est en relation avec les choses de la vie ; il est toujours partagé entre la poursuite du mal pour le bien et la préservation du bien contre le mal. Entre les deux, compte tenu du fait qu’il ne rend pas lui-même la justice, il est derrière des juges qui peuvent être bienfaisants comme malfaisants. Son rôle est de rappeler le droit y compris à l’Etat parce que l’Etat en tant que construction juridique doit se soumettre au droit.
J’ajoute une chose : à chaque fois qu’on parle de droit, il se trouve des gens qui viennent perturber le droit et s’exposent à la justice. Il faut donc les appréhender de manière à combattre l’impunité et que l’égalité soit réelle entre X et Y. On ne peut pas poursuivre les mêmes faits contre X en laissant Y. Le défi pour nous Africains, c’est de pouvoir équilibrer la justice qui est confrontée à des choses basiques pour lesquelles je n’ai pas eu le soutien suprême encore moins de ceux qui doivent rendre la justice.

Soyez plus explicite….

Quand par exemple on veut mettre place un dispositif de lutte efficace contre la corruption et qu’on vous en empêche parce que la déclaration de patrimoine est un passage obligé, que des syndicats de fonctionnaires descendent dans la rue avec quelque part l’aval du chef de l’Etat, vous arrêtez les frais ! Quand les gens sont déviants et qu’on les extirpe des poursuites engagées contre eux, il y a un souci. Quand vous venez trouver un dossier aussi important que la poursuite du capitaine Amadou Aya Sanogo dont le dossier est vieux de cinq (5) ans et qu’il suffit d’ouvrir les vannes de la cour d’assise pour le faire juger et que les autorités ne donnent pas leur aval à la signature du décret que le ministre a signé, il y a un souci.
Bref, j’ai passé 16 mois à la tête du ministère de la Justice et j’ai essayé de faire des réformes. J’ai rétabli le magistrat dans sa bonhomie professionnelle en augmentant de 45% son le salaire le plus bas qui était de 186 000 F net par mois. J’ai rénové les bâtiments de justice et les maisons de justice, doté les magistrats les moyens de rendre la justice, rétabli leur intégrité morale et renforcé leurs connaissances intellectuelles.
Mais cela n’est pas suffisant tant que la société entière n’adhère pas au principe de justice. L’ennui est que les gens sont demandeurs de justice, mais seulement quand il s’agit de l’appliquer aux autres, jamais à eux. Les Maliens sont comme ceux qui veulent aller au paradis, mais ne veulent pas mourir. Le défi pour nous Africains, c’est l’application du droit et seul le juge a compétence pour dire le droit. Pas quelqu’un d’autre.

Etes-vous amère après cet épisode ?

Absolument pas ! Je suis sorti à la peine car c’est un échec pour moi de n’avoir pas trop résisté. Mais le faire, ce ne serait plus Mamadou Konaté, mais une autre personne dont j’aurais eu honte.
C’est un échec qui incombe aussi à une classe d’âge car je n’ai pas été capable d’insuffler une démarche à beaucoup de collaborateurs alors qu’il faut être à plusieurs pour y arriver. Depuis que je ne suis plus ministre, je ne parle que de la justice comme je l’avais toujours fait. J’ai publié un livre* dessus et j’amine des conférences partout où je passe.
Mais il faut que les choses soient claires : j’assume totalement ma décision car rester, c’était participer à la l’injustice contre la justice. Quand dans ton propre cabinet, des gens ne sont pas derrière toi, que le chef de l’Etat lui-même ne te soutient pas, à quoi bon ? En conseil des ministres, mes prises de parole n’étaient pas comprises. Exemple : dans le cadre de la politique de décentralisation poussée, j’ai demandé au ministre de l’Administration territoriale de ne pas aller plus vite que moi parce qu’il fallait mettre en place des juridictions administratives. Et là, je me suis rendu compte qu’on parle de droit, mais personne n’est prêt à défendre le droit et l’Etat de droit, c’est-à-dire la soumission de tout le monde au droit. On ne paie pas la justice. On n’achète pas la justice et le juge doit rester indépendant vis-à-vis de lui-même et des autres. Le chef de l’Etat et le ministre de la Justice ne peuvent nullement vassaliser le juge au prétexte que ce sont eux qui ont signé le décret le nommant.

*« Justice en Afrique, ce grand corps malade »
Éditeur La Sahélienne (2018, Bamako-Mali)

Interview réalisée à Dakar par Joachim Vokouma
Kaceto.net