Les Burkinabè ont commémoré le 3 janvier 2022, le 56è anniversaire du soulèvement populaire qui a précipité la chute du premier président de la Haute-Volta indépendante, Maurice Yaméogo. Un événement d’une portée historique dans une Afrique noire francophone où les pays venaient d’accéder à la souveraineté nationale et internationale.
Comment un tel événement a pu se produire alors que le président avait été réélu un an plus tôt avec 99,98% des suffrages ? Quels sont les facteurs subjectifs et objectifs qui ont favorisé la chute du président Yaméogo ?
Eléments de réponse avec de larges extraits de "Comment perdre le pouvoir, le cas de Maurice Yaméogo" le livre de Frédéric Guirma (1), ancien ambassadeur de la la Haute-Volta indépendante à l’ONU jusqu’en 1962.
Bien entendu, le récit de certaines séquences des événements par l’auteur ne font pas l’unanimité, mais le livre a le mérite d’offrir à la postérité une clé de lecture de ce qui a représenté un tournant dans l’histoire socio-politique de notre pays et peut-être, d’établir une continuité historique avec d’autres événements survenus quelques décennies plus tard.

[...Dès 1964, Maurice est devenu susceptible, rancunier, vindicatif. Il n’écoute plus ses conseillers, n’a confiance en personne, ne supporte plus la contradiction. Sans qu’il le sache, il s’est coupé de son peuple. Son obsession, c’est le parti unique qu’il pense pouvoir enfin instaurer en 1965.
Le déficit budgétaire est tel qu’il retire la subvention annuelle aux écoles privées chrétiennes, ce qui ne plaît guère à l’église.
L’intronisation en 1960 de Mgr Zoungrana archevêque de Ouagadougou s’est effectuée en grande pompe, en présence de trois chefs d’Etat du conseil de l’Entente. Une voiture américaine Chevrolet a été offerte au nouveau archevêque comme à ses deux collègues d’Abidjan et de Cotonou, Mgr Yago et Mgr Gandin.
En dehors de quelques abbés de paroisse proches du peuple, l’Eglise ne proteste pas contre la suppression des subventions de ses écoles...]

[...Maurice fait une énorme consommation de ministres. Les remaniements ministériels sont si fréquents et soudains que chacun est obligé d’être à l’écoute de la radio à l’heure des informations. On est brusquement nommé ministre sans avoir été consulté. Tout comme on est brutalement démis. Les hauts fonctionnaires sont au même régime. Le limogeage d’un ministre est souvent suivi d’accusations de toute nature à son encontre. C’est le cas par exemple de Bougouraoua Ouédraogo, emprisonné, vilipendé et traîné devant un tribunal pour deux cageots de bière pris à crédit à la CCCHV ( Coopérative centrale de consommation de la Haute Volta) lors d’une réunion du parti à Ouahigouya. Le tribunal prononce un non-lieu, mais Bougouraoua est atteint dans son honneur.
Intervient le retour en catastrophe de Félicité (l’épouse du président) à Ouagadougou. Envoyée en France en vacances par Maurice, on prétend qu’elle se serait conduite de manière scandaleuse. Le Général de Gaulle, mis au courait, aurait signifié à l’ambassadeur voltaïque qu’elle devait quitter la France dans les plus brefs délais...]

[... Au lieu de divorcer sans scandale, il (le président Maurice) l’envoie en prison à Koudougou où elle se retrouve avec Maxime Ouédraogo. Tout le pays mossi condamne Maurice sans réserve. Mais il est plus souvent en France qu’à Ouagadougou. Dans l’année, il passe à peine trois mois dans son pays. Lorsqu’il est absent tout le système est bloqué car aucun ministre n’ose prendre de décision. Le pays est donc constamment grippé dans son fonctionnement...]

[... Il part ensuite aux Etats-Unis sur invitation du président américain Johnson qui voit en lui un allié de la politique américaine contre Kwamé Nkrumah.
A son retour, il prépare les élections présidentielles (5 octobre 1965) pour lesquelles il est l’unique candidat. Les résultats se soldent par une abstention massive et la réélection de Maurice par 99,98% des votants. Il fait alors venir d’Abidjan une métisse, Suzanne Monaco, dont le père fut jadis son instituteur à Koudougou avant son entrée au séminaire. On célèbre avec faste le mariage de Maurice en jaquette et de Mademoiselle Monaco, en présence des trois chefs d’Etat du Conseil de l’Entente, devant Joseph Conombo, maire de Ouagadougou depuis le 18 décembre 1960.
Le couple s’envole en voyage de noces vers les îles paradisiaques de la mer des Caraïbes.
La population n’approuve évidemment pas le divorce, l’emprisonnement de Félicité et ce remariage. Les chrétiens sont d’autant plus révoltés que leurs pasteurs se gardent de protester. Les animistes tout comme les musulmans sont choqués...]

[... Le 30 novembre 1965, le gouvernement annonce un budget d’austérité élaboré par Raphaël Méda, ministre des Finances qui s’est aperçu que les caisses étaient vides. Les mesures d’austérité comportent un abattement de tous les salaires publics et privés de 20%. Aussitôt la CAC et les autres syndicats se réunissent et se concertent. Il s’agit de l’ancienne CGT.FO devenue l’Organisation voltaïque des syndicats libres (OVSL) grâce à François de Salle Kaboré, l’UGTAN de Maxime Ouédraogo devevue l’Union syndicale des travailleurs voltaïques (USTV) sous contrôle marxiste tout comme celui des douanes animé par Amidou Thiopmbiano, le Syndicat national des enseignants de Haute-Volta (SNEHV) contrôlé par Joseph Ki-Zerbo et Ali Lankoandé et donc proche du MLN. Très rapidement, un cartel est formé. La direction du bureau est confié à Joseph Ouédraogo qui y fait figure de vétéran expérimenté et de chef déterminé.
Le cartel refuse purement et simplement l’abattement des 20% et demande le dialogue avec Maurice. Il exige aussi la diminution des impôts et des taxes qui, prévue dans le budget, anéantirait le pouvoir d’achat. Il menace de déclencher une grève générale s’il n’obtient pas satisfaction. Maurice refuse de recevoir le cartel et menace à son tour de supprimer le droit de grève. Joseph Ouédraogo convoque un grand meeting d’information à la bourse du travail le 31 décembre 1965 après-midi.
Afin d’empêcher ce meeting, Denis Yaméogo (cousin de Maurice, nommé ministre de l’Intérieur et de la sécurité) fait encercler la bourse par les forces de l’ordre. Ce 31 décembre tombe un vendredi, les travailleurs et les fonctionnaires y viennent cependant nombreux.
A extérieur, de hauts-parleurs retransmettent les débats. Denis Yaméogo, furieux de n’avoir pas réussi à interdire le meeting, pénètre au milieu des syndicalistes. L’atmosphère est houleuse. On interpelle le ministre sur les raisons qui ont conduit le gouvernement à décider de l’abattement de 20%.
Denis Yaméogo, hors de lui, hurle au micro : "Vous voulez le savoir ? Eh bien, c’est pour baiser vos mères. Et il n’y a pas dans tout ce pays, un bâtard qui empêchera qu’il en soit ainsi".
Grâce aux haut-parleurs, tout le marché et les quartiers environnants l’ont entendu. Une marrée humaine déferle alors vers la bourse du travail. Chacun se sent insulté par les propos du ministre. Ce dernier, sentant la situation incertaine pour sa sécurité, s’éclipse après avoir ordonné la dispersion du meeting.
Le cartel poursuit imperturbablement sa délibération. Il décrète la grève générale pour le lundi 3 janvier 1966...]

[... Le samedi 1er janvier, Maurice veut à tout prix conjurer la grève générale. Il appelle El Adj Ousmane Sibiri, président de la communauté musulmane et lui demande d’intervenir pour calmer l’atmosphère. Il répond que le cardinal est le leader spirituel reconnu par toutes les religions, c’est donc à lui qu’il faut s’adresser. Le cardinal est saisi à son tour. Il conseille à Maurice de céder aux syndicalistes. Mais Maurice ne tient aucun compte de ce sage conseil. Il se rend à la radio nationale où tout au long de la journée, il prononce des discours enflammés dont l’unique effet est de convaincre l’opinion publique que la survie du régime est en jeu alors qu’il ne s’agissait, au départ que d’un simple conflit de travail. Il créé ainsi une atmosphère de guerre civile, surtout lorsqu’il lance aux populations de la région de Koudougou l’idée d’un complot ourdi par les enfants de Ouagadougou en vue de remplacer leur fils de Koudougou par l’un des leurs, Joseph Ouédraogo. Il les appelle donc à descendre en masse à Ouagadougou pour défendre leur fils...]

[...Le 3 janvier, le jour se lève sur une capitale morte. Les forces de l’ordre barrent toutes les voies d’accès vers le centre de la ville et le quartier administratif. Les voies de sortie des quartiers sont aussi bouclées. Mais écoutons Michel Tougouma, secrétaire politique de l’UDV-RDA. Il ne fait pourtant plus partie du nouveau gouvernement. Il a même été appréhendé le 2 janvier 1966 et mis en cellule à la gendarmerie près du cours normal ( actuel lycée Mandela). "Le 3 au matin, je suis réveillé dans ma cellule par des cris. Par la fenêtre, je vois Mme Ki-Zerbo à la tête des élèves brandissant des pancartes et marchant vers la ville". C’est en effet Jacqueline Ki-Zerbo, l’héroïne de la journée qui déclenche le détonateur. Les forces de l’ordre de Paspanga refluent de leurs positions pour contenir le flot des élèves qu’elle mène et que les lycéens rejoignent...]

[... En quelques heures, tout Ouaga est dans la rue. Ces manifestants ne sont pas violents. Ils brandissent simplement des rameaux d’arbres en protestant contre les 20% d’abattement sans réclamer encore la démission de Maurice. (...) A 10 heures, le peuple est maître de la capitale...]

[...Les Forces armées voltaïques (FAV) commandées par le commandant Sangoulé Lamizana sont en état d’alerte maximum. Elles ont déployé des unités devant le camp Guillaume Ouédraogo, sous le commandement du lieutenant Saye Zerbo et face à la marrée humaine qui envahit la place d’Armes (actuelle Place de la nation).
Selon le témoignage de Maurice à l’historien africain, le professeur Ibrahim Baba Kaké, il aurait fait venir Lamizana et lui aurait dit : "Mon Général, à l’allure où vont les choses, je crois qu’il vaut mieux que je l’en aille"]

[...Le témoignage de Sangoulé Lamizana apporté en 1967 à l’auteur de ce livre diffère totalement. Selon Sangoulé Lamizana, Maurice le convoque dans son bureau et lui intime de restaurer l’ordre en tirant sur la foule. Le militaire réplique que, jamais, une armée ne tire contre son peuple et qu’un tel ordre doit être signifié par écrit. Il aurait après, le devoir de consulter les officiers de son état-major. Maurice aurait insisté et refusé l’ordre écrit. Alors Lamizana se rendant compte qu’il ne s’imaginait pas ce qui se passait vraiment dehors, lui propose un tour en ville. Une ambulance vient de transporter un malheureux écrasé accidentellement par un blindé à l’hôpital. Le véhicule est détourné vers la présidence. Lamizana y prend place avec Maurice. Ils parcourent la ville. Revenu au Palais, Lamizana aurait dit à Maurice : "Monsieur le président, maintenant vos yeux ont constaté la réalité. Dans cette foule, il y a nos propres femmes, nos propres enfants, nos propres parents. Prendre un bain du sang de cette foule serait un parjure, un crime dont les FAV ne se remettraient jamais. Et moi, si je vous obéis, je n’aurai plus qu’à me brûler la cervelle de honte. Je suis un soldat. Si vous insistez par un ordre formel écrit, je ferai mon devoir de soldat, mais je n’y survivrai pas". Lamizana assure assure que Maurice, persistant mais refusant toujours l’ordre écrit, il aurait alors décidé de consulter ses officiers. Une majorité se prononce contre l’exécution de l’ordre. Parmi les officiers minoritaires figurent les lieutenants Maurice Sanon, commandant de la gendarmerie nationale, et Gabriel Yorian Somé, aide de camp du président. L’armée s’oppose à toute intervention]

[...Alea jacta est ! Le sort en est jeté. Maurice est seul. La chute est alors proche. A 15 heures, le peuple massé sur la place d’Armes comprend que si chacun est encore en vie, c’est parce que l’armée a choisi son peuple. Maurice concède alors ce qu’il aurait dû accorder l’avant-veille : l’annulation de la diminution des salaires de 20%. Mais c’est trop tard. Le peuple hurle : "démission, démission"]

[...Lamizana fait la navette entre le peuple et Maurice. Finalement ce dernier se rend. En termes ambigus, il annonce "un transfert de ses compétences au lieutenant colonel Sangoulé Lamizana". Le peuple se rebiffe, exige une démission claire et nette.
La nuit est tombée : Maurice a démissionné.

(1) : Frédéric Guirma : Comment perdre le pouvoir ? le cas de Maurice Yaméogo
Edition Chaka ; Paris 1991.

Kaceto.net