S’il y a un concept qui fait florès dans notre pays depuis une bonne dizaine d’années, c’est bien le concept de la société dite civile. Les organisations de la société civile (OSC) sont devenues des acteurs parfois envahissants de la vie politique nationale au point qu’on identifie certains à des hommes politiques. Ce qu’ils ne sont pas.
D’où vient cette confusion et est-il encore possible d’y mettre fin ?
Eléments de réponse avec Abdoulaye Barro, docteur en philosophie, spécialiste de Hegel et acteur très engagé dans la construction de la citoyenneté dans notre pays.

D’où vient le concept de Société civile et que signifie-t-il ?

Ce concept trouve sa source dans l’intuition philosophique et politique de Hegel à travers ses deux ouvrages : Écrits Politiques (1800-1802) et surtout Principes de la Philosophie du Droit (1821). Selon Hegel, la Société civile est une association d’intérêts privés, formant une société égoïste au sein de laquelle, l’unique préoccupation des individus devenus " bourgeois", est la sécurité et la défense de leurs propriétés privées. Dans la société civile, ce qui lie les individus et les soude, ce n’est pas la liberté, la Raison, mais la nécessité et le besoin. Car dans la société civile, il faut travailler, produire et organiser rationnellement la production, et c’est en son sein que les besoins sociaux vitaux des individus doivent être satisfaits.
La société civile est divisée en classes socio - professionnelles et où chaque classe défendant aveuglément ses intérêts, va finir par la précipiter dans le chaos et l’anarchie. C’est pourquoi, Hegel va considérer que la société civile, société contractuelle, est fondée sur la dictature de l’individualité libre, sur le principe de la subjectivité libre, et qui n’a rien à voir avec un subjectivisme sectaire et borné.
C’est au sein de la société civile que les notions de " personne" et de " propriété" trouvent pleinement tout leur sens. C’est aussi en son sein que s’affirme et se réalise le " droit positif" dans l’État moderne.
Dans la société civile, Hegel distingue trois " états" : l’état des paysans (la famille ou l’immédiateté naturelle), l’état des commerçants (la société civile proprement dite), et l’état des fonctionnaires (l’État moderne). Ce sont des " Corporations" ou Syndicats de nos jours. Elles doivent contribuer à l’éducation des acteurs économiques, de manière à les empêcher de s’engager dans la seule logique infernale du profit ou de la révolte.
En Afrique noire, la confusion entre Famille, Société Civile et État donne naissance à une masse de gens souvent agités aux comportements irrationnels. Certes, les affaires de l’État sont les affaires de tous les Citoyens. Mais il ne faut jamais confondre et identifier ces trois sphères les unes aux autres. Contrairement aux acteurs de la Société civile, les acteurs politiques sont tournés exclusivement vers la défense et la sauvegarde de l’universel étatique. Selon Hegel, en aucun cas, l’État ne peut être fondé sur un Contrat, car son essence réside avant tout dans son effectivité éthique. Tout individu ne peut avoir une existence objective et une vie morale et éthique, s’il ne se vit pas comme Citoyen de l’État.
Le devenir de nos sociétés, de nos pays respectifs, repose aujourd’hui sur une juste compréhension de ce concept fondamental qu’est la Société civile. Mais il convient de souligner, avec Hegel que, ce qui arrive à un peuple et se déroule à l’intérieur de lui a dans sa relation à l’État, sa signification essentielle. Parce que l’État est une incarnation absolue de l’idée publique, de l’intérêt général, et du bien commun. Mais en vérité, l’avènement d’un ordre politique rationnel en Afrique noire ne peut se faire sans l’avènement d’une véritable Société Civile. C’est pourquoi, aucun pouvoir étatique, quel qu’il soit, n’a aucun intérêt à détruire ou anéantir la sphère de la société civile. Il doit reconnaître à ces acteurs véritables, leur rôle à défendre les droits politiques, économiques, sociaux, sociétaux, et culturels des individus - citoyens.

Qui incarne le mieux le sens de l’État, le bien commun et l’intérêt général ?

Selon Hegel, c’est le fonctionnaire, ce soldat de l’État, qui assure l’union de l’intérêt particulier et de l’intérêt général. Sans aucune communauté étatique bien solide, aucun peuple ne peut défendre ni son territoire, ni ses biens et ses richesses. Mais sans une expression libre et rationnelle reconnue aux acteurs de la Société civile, tout État est menacé d’effondrement, voire de disparition. Société civile et État sont, certes, deux entités bien distinctes mais complémentaires.
Enfin, il convient de rappeler que toute la tradition intellectuelle occidentale qui reprendra à son compte ce concept de Société civile, sera redevable à l’héritage hégélien. D’ailleurs, c’est avec la société civile hégélienne que les idéologies libérale, socialiste et communiste vont rechercher la base et la solution du conflit entre étatisme, marché et progrès social.

En vous écoutant, il apparait qu’il y a une sorte de confusion entre la société civile et la société politique sur notre continent…

Vous avez tout à fait raison ! Ce qui se passe dans nos contrées, c’est que la distinction entre la société civile et l’Etat n’est pas nette. On observe des gens qui sont dans la sphère de l’Etat et qui continuent de défendre des intérêts comme s’ils étaient dans la société civile, et des acteurs de la société civile qui sont eux-mêmes des acteurs politiques. C’est une confusion qui dénature le fonctionnement de la société civile en Afrique noire mais il y a une explication à cela. Avant l’avènement du multipartisme au tournant des années quatre-vingt-dix, les citoyens n’avaient pas la possibilité de s’exprimer librement dans certains pays où il n’y avait même pas de syndicats. Avec le vent de liberté qui a commencé à souffler après la chute du mur de Berlin, les partis d’opposition qui n’étaient pas encore autorisés se sont abrités derrière les organisations de la société civile qu’ils ont instrumentalisées pour faire valoir leurs droits politiques. On l’a vu en Côte d’Ivoire avec la Fédération des étudiants de Côte d’Ivoire (FESCI), ou le Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (SYNARES), des structures qui étaient en réalité un refuge des partis politiques. C’est ce péché originel marqué par l’absence de partis politiques d’opposition qui explique toujours la tendance des hommes politiques au pouvoir à vouloir contrôler la sphère de la société civile, laquelle doit pourtant rester neutre, impartiale.

En octobre 2014, la société civile a joué un rôle important dans le combat contre la révision de l’article 37 de la constitution. Mais on a vu ses limites quand le président Compaoré a démissionné… }

C’est exact ! La société civile a joué un rôle historique dans le combat contre la modification de l’article 37 de la constitution qui est l’âme des institutions républicaines. Elle s’est beaucoup mobilisée et a réussi à mener un combat qui répondait à sa vocation. Mais, on a vu que lorsque le président Blaise Compaoré a décidé de démissionner, laissant le pouvoir vide qui devait être comblé par les partis politiques, il est clairement apparu que la société civile n’avait pas vocation à gérer un Etat. Du coup, elle a appelé les partis politiques à assumer leur rôle historique mais ces derniers n’ayant pas pu couper le cordon ombilical avec la société civile, se sont eux-mêmes retrouvés dans la confusion. Face au chaos, ils ont appelé l’armée à prendre ses responsabilités, ce qui était un paradoxe.
Et à partir de l’insurrection populaire, on aurait dû repenser toutes ces notions et leur donner un nouveau contenu dans la perspective de l’avènement démocratique à partir de 2016. Malheureusement, cela n’a pas été fait et on n’a pas tiré les leçons des limites de ce qu’on appelle la société civile. Car, on constate que des acteurs de la société civile se comportent toujours comme des partis politiques et vice-versa sans que l’on sache quand on passe de l’un à l’autre.

D’où vient l’impasse dans laquelle nous nous retrouvons à l’heure actuelle ?

Elle tire ses origines profondes dans les errements d’une certaine jeunesse burkinabè à opter très clairement pour un engagement politique véritable. Cette jeunesse-là préfère végéter dans la sphère de la Société civile tout en y menant des combats à caractère politique ou partisan. Et, pour ne rien arranger, on trouve dans notre pays, des acteurs politiques, qui ignorent le sens même de ce qu’est un engagement et un combat politique. Ces acteurs-là se métamorphosent, au gré des circonstances historiques, en acteurs inconscients ou conscients de la Société civile. À l’arrivée, nous nous retrouvons dans un espace public complètement babelisé. Comment sortir définitivement d’une telle impasse ? Pour l’instant, bien malin qui pourrait le dire. Bref, une équation à mille inconnues !

Vu le niveau de confusion voire de fusion entre ces deux acteurs, est-il encore possible de clarifier ces deux notions dans notre pays ?

Au Burkina Faso, historiquement, selon plusieurs études et spécialistes, la Société Civile est influente dès l’accession de notre pays à la souveraineté internationale. Ainsi, Augustin Loada distingue trois phases dans l’évolution historico - politique du Burkina Faso : une phase marquée par un dynamisme politique (1960), une phase
d’hibernation liée au triomphe des régimes dictatoriaux, et répressifs (1970-1980), et une phase de recomposition liée aux processus de démocratisation ( 1990). Mais il faut noter le caractère trop élastique, du concept de Société Civile, à tel point que cet univers finit par devenir un concept fourre- tout.
D’où la difficulté aujourd’hui d’y mettre de l’ordre parce que de nouvelles OSC se créent chaque jour que Dieu fait et on ne sait pas dans quelles intentions. Aux OSC traditionnelles qui sont là, bien ancrées, on assiste à la naissance d’autres OSC aux objectifs pas toujours clairement définis. Dans l’absolu, on peut s’en réjouir en estimant que cela traduit la vitalité de la société civile burkinabè, mais en même temps, chose paradoxale, au lieu de se regrouper comme les partis politiques qui ont les mêmes idéologies, elles ne rationalisent pas le champ social.
Pour mettre de l’ordre dans tout ça, il y a l’option libérale qui consiste à dire que l’ordre social va se stabiliser par lui-même et l’autre option, qui consiste à mettre en place une instance qui va réguler le champ social comme cela existe au niveau des médias avec le Conseil supérieur de la communication (CSC).
Je pense qu’il va falloir réfléchir à cette situation et voir s’il faut une régulation pour la société civile et les partis politiques dans le seul but de renforcer l’état de droit et la démocratie. Le MBDHP, le REN-LAC sont des OSC qui jouent pleinement leur rôle parce que les acteurs n’ont pas d’autres prétentions que de faire la veille citoyenne, à la différence de certaines qui tiennent un discours politique. On se demande si ce ne sont pas des partis politiques déguisés ou qui vont se transformer en partis politiques.
En tout cas, il faut qu’à l’avenir nous mettions en place quelque chose pour faire la différence entre OSC et partis politiques et qu’on rappelle à l’ordre ceux qui enfreignent les règles. L’Etat peut faire quelque chose comme il le fait avec les religions. Il y a une liberté religieuse, mais l’état a créé des instances pour contrôler tout ce qui se fait et nous en avons besoin pour les OSC afin d’en avoir de crédibles, fortes et à même de maintenir une veille citoyenne sur les gouvernants. Les acteurs des OSC doivent être des forces de proposition, mais pas des politiques déguisés ou qui font du bruit pour être remarqués dans la perspective d’une candidature à de futures élections. Alors qu’on n’a pas besoin de passer par la société civile pour devenir un acteur politique.

Propos recueillis par Joachim Vokouma
Kaceto.net