Bien sûr l’affirmation d’une égalité des hommes a été, dans l’histoire, considérablement discutée. Cela se comprend aisément, parce que les faits historiques sont contraires à l’égalité et accréditent plutôt l’inégalité. Tour à tour donc, toutes les catégories sociopolitiques dominantes, du passé, ont dû produire une pensée qui justifie leurs privilèges et leurs positions. Le raisonnement qui donne légitimité au caractère naturel de l’inégalité est très simple ; il consiste à dire : « puisqu’il y a partout des inégalités, puisqu’il y a toujours eu des inégalités, c’est qu’elles sont naturelles ». Toutes les aristocraties de sang, régimes sociaux de gens qui se proclamèrent meilleurs par la naissance, n’avaient d’autres choix que de véhiculer cette conception de la vie humaine que répercutèrent largement les philosophes qui, eux-mêmes, avaient tout intérêt à s’anoblir par rapport à la masse considérée comme dénouée de pensée intellectuelle. Seulement, de la justification idéologique à la preuve scientifique, il y a bien un abyssal fossé. Au-delà des idéologies et de l’intention de justifier les situations acquises dans l’histoire et bien souvent par des voies de faits de guerre, l’origine naturelle des inégalités reste discutable à tout point de vue.
D’abord, on peut dire qu’il n’y a aucune évidence que les hommes naissent avec leur sort préétablit par des divinités ; et cela, en s’appuyant sur les textes religieux eux-mêmes. Au contraire, il est plutôt plus crédible d’affirmer qu’aucun homme ne naît avec sa vie déjà inexorablement tracée. Tout homme est un Adam comme les autres, une créature qui porte la marque du divin, au même titre que tout autre. Du point de vue spirituel, nous sommes tous la réplique exacte de la même image de Dieu. Dans le système des choses, « une vie humaine égale une vie humaine ». Ainsi, en proclamant que, devant Dieu, il n’y a plus de Juifs, de Grecs et de Romains, mais tout simplement des hommes, Jésus de Nazareth rejetait les inégalités entre les races, les ethnies et les gens de cultures différentes. Et si, en application de la pensée du même Jésus, nous devrions remettre, chacun et tous, « à César ce qui est à César », il ne nous resterait que ce que Dieu nous a donné et qui fait de nous les fils égaux de l’homme. De là vient d’ailleurs le principe de la fraternité universelle qu’une certaine conscience occidentale à colportée dans le reste de l’humanité, en la faveur de l’évangélisation et de l’équivoque expansion coloniale. En réalité, et en profondeur, le christianisme vraiment christique est un dénie des inégalités, un rejet des castes, des clans hiérarchisés, des classes héréditairement bornées et de toutes les barrières infranchissables entre les humains.
Du point de vue philosophique et scientifique aussi, l’idée d’inégalités naturelles est aisément réfutable, et elle le fut dès le tournant historique de la Renaissance en Occident par l’inspiration libérale. C’est l’école de pensée dite empiriste qui la rejette très tôt. Pour les philosophes empiristes conséquents, les hommes naissent sans aucune qualité préétablie. Ils sont comme des tabula razzia, des ardoises sans écriture. Ils n’ont ni connaissance, ni aptitude, ni attitude prédéfinies et c’est dans l’expérience de la vie qu’ils feront l’acquisition de tout cela. De cette considération, on déduit que tous les hommes ont en commun la même raison qui leur permet d’apprendre dans la vie et de se perfectionner. Ils démarrent leur vie sur la même ligne et les inégalités, que l’on voit dans les faits, ne sont que des inégalités constituées par le milieu social. Nul n’est né pauvre ou riche, intelligent ou taré ; si on est ceci ou cela, c’est qu’on l’est devenu par les circonstances de la vie.
C’est ensuite les philosophes égalitaristes qui vont asséner de durs coups à l’idéologie des aristocrates. Pour eux, comme le dira Jean Jacques Rousseau, il ne faut pas prendre l’effet pour la cause. Ce n’est pas parce qu’il y a des inégalités dans l’histoire, qu’il y en a dans la nature ; au contraire, c’est parce que la nature n’a pas été respectée dans l’ordre social qu’il y a des inégalités dans l’histoire. De nature, les hommes sont égaux et ils doivent être égaux en droit, et si ce n’est point le cas, c’est que la société est mal formée ; il faut donc la reformer pour rétablir l’égalité. On voit, ici, la source d’inspiration des idées révolutionnaires qui vont conduire au grand tournant de 1789 , à partir duquel l’égalité devient une norme de civilisation et un idéal politique.
Au bilan, il faut retenir qu’idéal politique ne signifie point réalité politique. Tout naturellement, suite aux nombreux soubresauts de l’histoire, l’humanité a fait d’énormes progrès. L’idéal a été mondialement partagé, parfois dans le bain de sang, la renonciation douloureuse à certains privilèges. L’égalité est, un peu partout, inscrite dans le droit positif et le fossé entre les classes sociales, à défaut d’être complètement supprimés, s’est considérablement réduit. Cependant, beaucoup reste à faire, dans les mœurs et dans les cœurs, en Occident, sur la question de l’égalité des individus de races différences. Beaucoup reste à reste à faire, surtout dans ces nations périphériques du monde, où, au nom de l’identité culturelle locale, de la liberté de croyance, et du fait de l’ignorance, des préjugés anti égalitaristes sont maintenus, des divisions en castes reconnues et des exclusions politiquement cultivées.

Zassi Goro ; Professeur de Lettres et de philosophie
Kaceto.net