Une chose est d’organiser des colloques sur l’intelligence économique et de prendre des résolutions qui n’engagent personne. Une autre est de la pratiquer en territoire hostile ou en milieu tropical face à des acteurs sans foi ni loi. Dans ce cas, l’IE revient à défendre, attaquer et influencer. Si, une fois de plus, l’Afrique se laisse influencer par les puissances étrangères, elle restera durablement une colonie économique.

Les marchés africains sont désormais marqués par 15 glorieuses (2000-2015) au cours desquelles le continent est passé du statut de continent désespéré à celui de marché espéré. 15 ans de croissance positive, durant lesquels le continent a absorbé les pandémies, déjoué les pronostics les plus pessimistes, et gonflé sa natalité malgré l’adversité. Mais même en faisant figure de « nouvelle frontière de la croissance mondiale », l’Afrique n’a pas réussi à séduire les plus grands investisseurs mondiaux à l’instar de Warren Buffet. Les plus téméraires se dépêchent lentement faute de lisibilité suffisante. Une réalité plus facile à décrire et à décrier qu’à faire évoluer. Et pour cause, le bavardage normatif sur l’amélioration du climat des affaires, la danse du ventre faite aux investisseurs internationaux, les tentatives de bonne gouvernance, la courbe ascendante des classes moyennes ou la numérisation tous-azimuts de la vie quotidienne ont fini par faire du continent un vrai terrain de guerre économique.

Défendre

Dans son ouvrage à succès, L’aide fatale : les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, paru en septembre 2007, l’économiste zambienne Dambisa Moyo écrit opportunément : « l’aide est une drogue pour l’Afrique. Depuis soixante ans, on la lui administre. Comme tout drogué, elle a besoin de prendre régulièrement sa dose et trouve difficile, sinon impossible, d’imaginer l’existence dans un monde où l’aide n’a plus sa place. Avec l’Afrique, l’Occident a trouvé le client idéal dont rêve tout dealer. » Ce propos peut être élargi à d’autres que l’Occident… L’aide est une faille primordiale dans la matrice culturelle locale ; elle ouvre plus d’une porte.

En face, le chef d’entreprise n’a qu’une seule responsabilité : maximiser les profits. Cette exigence est obsessionnelle et quasi exclusive. Le jour où la justice sociale apparaîtra dans le business plan d’une société n’est pas encore arrivé, malgré les discours. Les meilleures écoles de commerce des pays industrialisés n’ont d’ailleurs pas attendu le prix Nobel Milton Friedman pour professer que « l’unique responsabilité des chefs d’entreprises est de rémunérer les actionnaires. » L’état d’esprit qui en découle est guerrier. Il est exacerbé sur les marchés tropicaux apparentés à la jungle. Tous les coups (ou presque sont permis), y compris « l’aide », tant qu’on gagne.

L’usage accru des TIC, d’une part, et de la corruption, d’autre part, ont accentué cette dangerosité. Il ne se passe pas une semaine, en Afrique, sans qu’une entreprise ou un décideur ne soit l’objet d’une attaque informatique ou physique, d’une usurpation d’identité ou de contrefaçon, d’une concurrence déloyale ou d’une déstabilisation par l’information, via les médias traditionnels ou les réseaux sociaux. Sur le terrain si sensible de l’espionnage économique et industriel, la communauté internationale du Renseignement regarde le décideur africain comme une « cible facile ». D’abord parce qu’en général il est « naturellement généreux » ; ensuite parce que son environnement et lui sont « perméables aux cadeaux » ; enfin, parce que le dirigeant africain est assez « peu sensibilisé à la sécurité du patrimoine informationnel ». Pour aider à y faire face, le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique a lancé le programme SPIDA (Sécurité du Patrimoine Informationnel des Décideurs africains) dont les premières sessions se tiendront à compter du mois d’avril dans plusieurs capitales africaines.

Attaquer

Le Cameroun, par exemple, s’est fixé un cap : Vision 2035. Pour y parvenir, le pays doit impérativement accroître sa productivité, booster le secteur privé, passer le taux d’investissement à 30% en 2035, hisser la croissance du PIB réel à deux chiffres entre 2020 et 2035, élever la croissance de la productivité à 3% entre 2020 et 2035. Le gouvernement de la république doit par ailleurs mettre en place un dispositif de veille et d’intelligence stratégique allant de l’Exécutif, aux entreprises, en passant par les régions et les collectivités locales décentralisées, au plus tard, en Janvier 2020.

En tant que moteur de l’économie de la zone CEMAC, le Cameroun, à travers ses entreprises, doit être plus offensif, voire très agressif, dans la conquête des marchés extérieurs. Au-delà du terrain domestique, les entreprises doivent davantage penser l’Afrique centrale, puis l’Afrique dans son ensemble, pour être les premières à profiter du décollage du commerce intra-africain. L’Etat doit accompagner cette dynamique en initiant prioritairement une diplomatie économique spécifique à l’égard du géant nigérian avec lequel le pays partage près de 2000 kilomètres de frontière terrestre.

En attendant le dispositif national d’intelligence stratégique qu’il appelle de ses vœux, le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique a initié une série de conférences et de formations de pointe relatives aux stratégies concurrentielles à l’œuvre sur le marché camerounais, aux enjeux du patriotisme économique, à la place du renseignement économique dans la compétitivité des entreprises camerounaises. Une session se tiendra du 04 au 06 mars à Douala, une autre du 22 au 26 janvier 2019 à Yaoundé au profit des entreprises, des ONG et de la présidence de la République.

Influencer

Le film d’un marché international ultra compétitif où l’Afrique crie rarement victoire ne mentionne nullement que ce continent a le monopole de la vertu et les entreprises étrangères celui du vice. Loin de là ! A l’image de l’Afrique, le Cameroun connait de nombreuses imperfections en bonne place desquelles la corruption, véritable carie de l’économie locale, le poids des activités informelles, une croissance molle et non inclusive, l’insuffisance des infrastructures, la faiblesse des échanges intra-africains et la lente progression de l’Etat de droit. Ce tableau et les perceptions négatives qu’il entraîne ont le mérite de faire le lit des mafieux investisseurs et des investisseurs mafieux. Pugnaces, ils ne cessent d’accroître la pression sur les décideurs locaux. Palais, parlements, ministères, préfectures, mairies, patronats, syndicats, confréries, chefferies traditionnelles, directions générales et directions techniques des entreprises… essuient au quotidien les assauts des professionnels de l’influence.

C’est pourtant dans ce contexte turbulent que, telle une génération spontanée, naissent et fleurissent des champions nationaux de grande qualité qui démentent les clichés et argumentent en faveur d’un Cameroun plus conquérant. Mais il ne suffit pas d’en prendre acte. Il faut parvenir à modifier les perceptions des groupes cibles, voire de l’opinion publique, et agir sur les décisions des donneurs d’ordre en faveur d’une telle photographie. Cela commence avant tout au niveau national. Car nulle part, l’Etat-stratège n’est tombé du ciel. A chaque fois, il a fallu le contraindre ou l’influencer.

Pour outiller pouvoirs publics, entreprises et organisations de la société civile locaux à l’effet d’agir plutôt qu’à subir, le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique a lancé la formation IPDA (Influencer la Décision Publique en Afrique) dont la première session nationale se tiendra au siège du GICAM du 18 au 20 mars 2019. De là viendront probablement nos marques-pays, nos appellations d’origine contrôlée ou l’adoption de normes techniquement plus favorables aux entreprises locales.

*Texte repris de nos confrères Ecodufaso.com
Guy Gweth ; Directeur des opérations chez Knowdys Consulting Group et président du Centre Africain de Veille et d’Intelligence Economique. Responsable de « Doing Business in Africa » à Centrale Supelec depuis sept ans, il dirige le MBA « Intelligence économique et Marchés africains » à l’Ecole Supérieure de Gestion de Paris.