Faites le geste symbolique suivant et vous comprendrez tout le sens de ce texte : lorsque vous indiquez quelqu’un du doigt, trois autres doigts de votre main vous désignent vous-même. Est-ce à dire qu’il ne faut pas dénoncer les turpitudes d’autrui ? Certainement pas, répond Denis Dambré dans ce texte. Pour lui, cela signifie plutôt qu’avant de critiquer les autres, il faut s’interroger soi-même sans complaisance sur son comportement personnel. Car l’autocritique courageuse est la condition du progrès humain. Sa réflexion se veut constructive et mérite attention.

Nombre de nos malheurs en Afrique s’expliquent par une perte du sens de l’autocritique. Pour nous, « l’enfer, c’est les autres » comme disait Jean-Paul. Et cette posture éthique nous conduit parfois à oublier que nous sommes soumis, nous aussi, aux mêmes passions humaines que les autres.

Prenons un sujet sensible : le racisme. A entendre les discours de certaines personnes en Afrique, il ne serait qu’une stupidité des Blancs. Il faut dire que l’histoire fourmille, à l’appui de leur postulat, de faits irréfutables et de preuves confondantes à l’encontre des Occidentaux : récits d’exploration continentale mensongers, esclavage, colonisation, craniométrie pseudoscientifique du 19ème siècle, ségrégation raciale contre les Noirs aux Etats-Unis, zoos humains, apartheid, injures racistes contre les Africains, discours politiques incultes du style « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » (Sarkozy) et j’en passe. En la matière, l’Occident blanc n’est d’ailleurs pas seul à comparaître devant le tribunal de l’histoire. Car le racisme a fait aussi son apparition dans l’ancien bloc de l’Est, en particulier en Russie.

Mais, à force de pointer avec raison un doigt accusateur sur les autres, nous en venons parfois à oublier que, partageant avec eux la même humanité, nous n’avons pas non plus d’immunité naturelle contre ces mêmes turpitudes qui les habitent. Car, même s’ils s’expriment dans des contextes différents, certains soubresauts de haine en Afrique sont tout à fait assimilables au racisme. La ségrégation ethnique, par exemple, participe du même phénomène. Tout comme le racisme, elle consiste en une haine absurde de l’autre pour ce qu’il est. C’est un racisme sans race.

Que cette discrimination ne soit pas fondée sur la couleur de la peau n’enlève rien à sa gravité. Haïr quelqu’un pour ce qu’il est, c’est se hisser au sommet de la bêtise humaine. Car, de même que personne ne demande à naître Blanc ou Noir, de même personne ne demande à naître dans telle ethnie, telle famille, telle région ou tel pays. Demande-t-on seulement à naître ?

Le chanteur d’origine rwandaise, Corneille, livrait un jour dans une interview une réflexion qui m’a profondément marqué. Il faut préciser, pour ceux qui ne le connaissent pas, qu’il a échappé de justesse à la mort lors du génocide rwandais.
En effet, dans la nuit du 15 au 16 avril 1994, alors qu’il était adolescent dans sa famille à Kigali, des miliciens ont fait irruption dans leur maison et ont tué en sa présence son père, sa mère, ses deux frères et sa petite sœur. Lui-même ne doit la vie sauve qu’à une coupure inopinée de courant qui lui a permis de se cacher derrière un canapé.

Dans l’interview, Corneille expliquait que, pour lui, le racisme qu’on critique avec raison en Europe est moins grave que la discrimination ethnique qu’il a vécue au Rwanda. Car l’un est essentiellement verbal et fondé, non sans absurdité d’ailleurs, sur une différence de couleur de la peau, tandis que l’autre, bien que dénué de toute considération pigmentaire, a conduit au massacre physique de toute sa famille sous ses yeux. On ne peut que le comprendre et, surtout, en tirer des leçons pour sa propre conduite quotidienne.

Celui qui dénonce le racisme alors qu’il ne supporte pas les gens de telle ou telle ethnie est aussi dangereux qu’un raciste. Il disposerait du pouvoir politique et économique du régime de l’apartheid qu’il établirait lui-même le système. Une lutte conséquente contre le racisme suppose donc l’intégration du rejet de tout relent de ségrégation ethnique, régionale, sexiste, sociale, religieuse ou intellectuelle. Car, dans l’engagement contre les discriminations, le vrai courage réside dans la levée du voile de pudeur qui couvre les turpitudes propres à chacun pour prêcher par l’exemple et gagner davantage en crédibilité.

Mais l’inconséquence de beaucoup de personnes en Afrique ne se limite pas seulement au domaine de la ségrégation ethnique. Combien d’ouvriers sont exploités par des patrons véreux qui vivent grassement du travail de ces forçats des temps modernes et leur refusent, au terme de l’exécution de leur contrat de travail, le salaire auquel ils ont droit pour faire vivre leur famille ? Pourtant, tendez bien l’oreille et vous entendrez pourfendre, à juste titre, l’esclavage.

Je considère pour ma part que seul un engagement sincère et résolu à combattre les injustices et les crimes de notre temps nous donne toute légitimité pour dénoncer les horreurs de l’histoire humaine. Celui qui condamne l’esclavage alors qu’il ne paie pas ses employés est porteur de germe des crimes commis par les esclavagistes. Il lui manque seulement une conjoncture historique favorable et un navire de marchand d’esclaves pour donner à son penchant d’exploiteur des faibles toute sa dimension d’horreur.

L’attitude de certains intellectuels africains me donne parfois le sentiment qu’ils regrettent de ne pas être nés à l’époque de l’esclavage et de la colonisation pour inscrire leur nom sur la liste des héros de la résistance. Mais, alors même qu’ils passent le temps à vitupérer avec raison contre les crimes du passé, ils ferment les yeux sur des situations contemporaines qui leur offrent de belles occasions d’être de l’étoffe de ces mêmes héros qu’ils regrettent de n’avoir pas pu être.

On pourrait multiplier les exemples de comportements inconséquents, tant la perte du sens de l’autocritique constructive est largement répandue. Comme tous les peuples traumatisés au cours de l’histoire humaine, nous avons bien souvent en Afrique un goût prononcé pour le langage qui nous caresse dans le sens du poil et nous donne la douce raison de ceux qui ont été vaincus sans avoir tort. D’où une chape de plomb sur nos propres égarements.

Les tragédies en Afrique sont pourtant des échappées de lave du volcan des non-dits qui gronde sous le couvercle des discours convenus. Ayons le courage de sortir du lieu commun des combats sans risques. Car le progrès passe par une quête sincère de la vérité, même si elle est blessante.

Denis Dambré,
Proviseur en France
Kaceto.net