Pourquoi de nombreux pays africains sont secoués par des changements constitutionnels parfois violents depuis des décennies sur le continent africain ?
Eléments de réponse dans la Tribune ci-contre de Me Apollinaire J. Kyélem de Tambèla, par ailleurs directeur du Centre de Recherches internationales et Stratégiques (C.R.I.S.)
Président du Mouvement Fédéraliste Africain (M.F.A.

1- Le 24 janvier 2022, un nouveau coup d’État militaire est venu encore bouleverser la vie politique burkinabè. L’organe dirigeant est maintenant le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (M.P.S.R.), et le chef de l’État le lieutenant-colonel Paul Henri Damiba. Ce coup d’État parmi tant d’autres, tant au Burkina qu’en Afrique, a suscité beaucoup de questions et de débats autour des notions de Constitution (I), de démocratie (II) et de coup d’État (III). Il convient donc de tenter une brève explication de ces notions pour contribuer à éclairer et alimenter le débat sur la nécessité d’une gouvernance adaptée aux réalités des populations (IV).

2- De la Constitution dans la société burkinabè

La Constitution est un ensemble de prescriptions écrites ou coutumières fixant les fondements de l’organisation d’une société, et donnant les orientations nécessaires pour une vie harmonieuse dans la société et pour l’atteinte de ses objectifs. Il résulte de ce fait, que chaque société a sa Constitution qui lui est spécifique. Constitution et société sont des reflets l’une de l’autre. On remarque d’ailleurs que dans les vieilles démocraties, les Constitutions sont aussi différentes les unes des autres que le sont les peuples dont elles émanent. La Constitution de l’une des plus vieilles démocraties, l’Angleterre, est coutumière alors que les Constitutions américaine ou française sont écrites.
3- Chaque société a une évolution propre en fonction de son histoire et de son environnement, et la Constitution en est le reflet. Au Burkina par exemple, les Mōse ont leur Constitution qui régit les règles d’organisation sociale et de dévolution du pouvoir. Il en est de même de chaque groupe ethnique. Il y a donc au Burkina autant de Constitutions que de groupes ethniques. Même les sociétés qui, à l’époque précoloniale, n’avaient pas de chefferie, ont leur mode d’organisation sociale et de désignation des responsables.
4- En renversant le président Roch Marc Christian Kaboré, le M.P.S.R. a déclaré que la Constitution est suspendue. Elle vient d’être rétablie. Il s’agit de la Constitution de la IVe République. Quelle est la place de cette Constitution au Burkina ?
Il ne serait pas exagéré de dire que dans la réalité cette Constitution n’est pas burkinabè, car elle ne représente, ni ne traduit, ni ne reflète aucune coutume ou tradition d’aucune communauté burkinabè. Dans le fond elle est plutôt une Constitution française, car elle est une reproduction quasi exacte de la Constitution française. Raison pour laquelle elle n’a aucun impact au niveau de la population burkinabè.
5- Sur plus de vingt millions de Burkinabè, combien en effet peuvent comprendre les dispositions de la Constitution dans toutes leurs subtilités ? Même parmi les enseignants d’université, en dehors des professeurs de droit, peu d’entre eux peuvent prétendre maîtriser la Constitution dans ses principales articulations. Il y en a par exemple qui demandent pourquoi on parle de IVe République. La Constitution apparaît ainsi comme un corps étranger dont la greffe au corps social burkinabè n’a pas pris et ne prendra pas avant fort longtemps. Il n’est donc pas surprenant que le respect ou la violation de la Constitution laisse indifférents les Burkinabè dans leur immense majorité, à l’exception d’un petit cercle de lettrés, d’intellectuels et de politiciens qui en ont fait un fonds de commerce.
6- Du coup, la population ne peut garantir aucun pouvoir construit sur la base d’une telle Constitution dans laquelle elle ne se reconnaît pas. Il n’est donc pas surprenant qu’en dehors du coup d’État très mal venu de 2015, survenu dans des circonstances particulières, il n’y ait jamais eu de mouvement de foule pour contrer un coup d’État alors même que, formellement, les chefs d’État sont souvent élus à des majorités éléphantesques. Même dans le cas du coup d’État de 2015, seule la frange plus ou moins éclairée des populations des grands centres urbains a réagi pour ensuite être soutenue par les jeunes officiers de l’armée, contre la volonté de leur hiérarchie. L’immense majorité de la population est restée indifférente.
7- Il apparaît donc que les élections organisées sont des farces électorales où le folklore et l’exhibitionnisme l’emportent sur l’attention et le sérieux qui devraient prévaloir dans la désignation des responsables locaux et nationaux. Il suffit de se référer à l’importance que les populations accordent à la désignation des chefs de village ou de canton, et à l’intensité des conflits que cela suscite très souvent, pour réaliser que quand les populations comprennent les règles du jeu, l’élection revêt pour elles une importance cardinale.
8- Imaginons un coup d’État contre le Mõgh nãba pour le remplacer par un autre quidam. Peut-on un seul instant penser que la population sera aussi indifférente que lors des coups d’État classiques ? Le constat s’impose alors que pour une gouvernance participative qui rencontre une réelle adhésion des populations, et qui puisse garantir la stabilité politique, il convient de procéder à une profonde refondation de l’État par l’adoption d’une Constitution qui devra être une forme de synthèse des différentes coutumes et traditions du pays en matière de gouvernance et de dévolution du pouvoir. Il ne sera certainement pas impossible de trouver des dénominateurs communs. Les Burkinabè devraient accepter d’admettre qu’ils ne sont pas des Français, qu’ils ne sont pas imprégnés de l’histoire sociale et politique de la France, et qu’ils doivent s’accepter comme ils sont s’ils veulent réellement enclencher dans leur pays un processus d’évolution harmonieuse et de développement soutenu. Les Constitutions d’inspiration française pour les Français, les Constitutions d’inspiration burkinabè pour les Burkinabè.
II- De la démocratie dans la société burkinabè
9- Le mot démocratie vient de deux mots grecs. Dēmos qui signifie peuple et cratos qui signifie pouvoir. On en déduit que la démocratie c’est le pouvoir du peuple. Vu sous cet angle, peut-on parler de démocratie au Burkina à travers la mise en œuvre de sa Constitution ? Il a été démontré que la Constitution burkinabè n’est pas adaptée à la société burkinabè. Il est donc difficile de parler de démocratie, donc de pouvoir du peuple quand le fondement même des règles d’organisation et d’évolution du pouvoir échappe à la compréhension du peuple.
10- Le peuple dont on prétend qu’il exerce le pouvoir au Burkina à travers la Constitution actuelle se réduit à une infime minorité de citoyens lettrés susceptibles d’appréhender réellement les enjeux en cause. L’immense majorité des Burkinabè ne se sent concernée ni par le pouvoir exécutif dans toutes ses ramifications et manifestations, ni par le pouvoir législatif, ni par le système judiciaire. Qu’est-ce en effet qu’un ministre pour un paysan burkinabè en dehors de ses dépenses de prestige, de l’étalage de son train de vie, et parfois de l’incarnation d’une certaine arrogance ? Qu’elle est la compréhension que le paysan se fait du député et du magistrat ?
11- Même dans les grandes villes, même parmi les lettrés, beaucoup font la confusion entre magistrat, avocat, greffier, notaire et huissier. Après tout, tous ne portent-ils pas une robe noire ? Les règles qui prévalent dans l’administration de la justice ne sont comprises que par un très petit groupe d’initiés. Les termes et les expressions qu’elle utilise relèvent pour eux du barbarisme. La justice est perçue comme une secte de privilégiés arrogants évoluant en vase clos dans une ambiance de mystification, et dans une société à laquelle elle est étrangère.
12- L’exercice du pouvoir tel qu’il est pratiqué apparaît pour les Burkinabè comme de l’eau sur les plumes d’un canard. C’est donc un abus de langage de parler de démocratie au Burkina. À partir du moment où l’immense majorité des Burkinabè est pratiquement absente du jeu politique, dire qu’un coup d’État militaire au Burkina est une atteinte à la démocratie relève d’une analyse superficielle, voire même du fantasme. Pour porter atteinte à une démocratie, il faut d’abord que l’on soit dans un système de participation effective de la population à l’exercice du pouvoir.
III- Du coup d’État militaire
13- Un coup d’État est la prise du pouvoir en dehors des règles de dévolution du pouvoir prévues par la Constitution et les lois et règlements qui régissent la matière. C’est ainsi que, contrairement au sophisme de certains, toute révolution est d’abord et avant tout un coup d’État dans la mesure où elle survient soit à la suite d’une insurrection ayant abouti à la destruction d’un système de gouvernance qui est remplacé par un autre, soit à la suite d’une transformation du système de gouvernance par l’adoption d’une autre Constitution radicalement différente de la précédente, avec pour objectif la transformation de la société. Le coup d’État est dit militaire quand le changement opéré en dehors de la légalité est l’œuvre des forces armées. L’insurrection ou le soulèvement populaire, la lutte armée, le coup d’État militaire ou le changement d’une Constitution sont autant de moyens pour opérer une révolution. Toute autre argumentation relève d’un sophisme désincarné.
14- Vu sous cet angle, il est permis de dire que le coup d’État est permanent en Afrique. Au Burkina, tous ceux qui ont pu accéder au pouvoir l’ont fait au moyen d’un coup d’État. L’accession au pouvoir au moyen de la fraude ou de la corruption électorale, qui sont interdites par la Constitution, les lois et les règlements, n’est rien d’autre qu’un coup d’État. Si les civils utilisent la fraude et la corruption pour parvenir au pouvoir, les militaires aussi utilisent les moyens à leur disposition pour y parvenir. À chacun donc ses moyens. Quand Maurice Yaméogo accédait au pouvoir après le décès de Ouezzin Coulibali, son parti, le Mouvement dorangiste voltaïque (M.D.V.) dont le président était Gérard Kango Ouédraogo, n’avait pas pesé lourd lors des dernières élections. Il figurait dans le Gouvernement en occupant l’avant-dernier rang protocolaire. À la suite d’une motion de défiance ayant provoqué la chute du Gouvernement, Maurice Yaméogo usa d’intrigues moralement discutables pour apporter à Ouezzin la majorité nécessaire à la formation d’un nouveau Gouvernement avec, comme contrepartie, le poste de ministre de l’Intérieur qui était pratiquement l’équivalent de vice-président du Conseil, assurant l’intérim du président du Conseil en cas de besoin. Du coup il quittait le M.D.V. pour le Rassemblement démocratique africain (R.D.A.), le parti de Ouezzin. Son accession au pouvoir après le décès de Ouezzin n’est rien d’autre que le résultat d’un coup d’État.
15- Michel Kafando quant à lui est arrivé au pouvoir comme président d’une Transition après l’insurrection victorieuse des 30 et 31 octobre 2014. Il n’est donc pas discutable que c’est à la suite d’un coup d’État. Rock Marc Christian Kaboré est arrivé au pouvoir à la suite de l’élection présidentielle de novembre 2015. Le principal levier de sa victoire a été l’étalage de moyens financiers énormes. Cela a été reconnu par tous les observateurs. La corruption électorale a été reconnue et dénoncée par les autres concurrents et les structures de lutte contre la corruption et pour la transparence électorale. C’est donc par un coup d’État que lui aussi est parvenu au pouvoir. Quant aux présidents militaires qui sont de loin les plus nombreux au Burkina, leur mode d’accession au pouvoir ne fait pas l’objet de débat. Seuls des coups d’État militaire pouvaient le leur permettre. Le dernier coup d’État, celui du 24 janvier 2022, n’est donc qu’un coup d’État parmi tant d’autres au Burkina, lesquels sont le plus souvent militaires et quelquefois civils. Il n’est donc pas permis, d’après une analyse substantielle, de dire que le coup d’État du 24 janvier 2022 est une violation de la Constitution, laquelle n’a aucun impact sur les masses, ou encore que c’est une interruption d’un processus démocratique, lequel n’a jamais existé.
IV- de la gouvernance
16- L’instabilité politique et institutionnelle, tant au Burkina qu’en Afrique, est le résultat de la mauvaise gouvernance ou de ce qui, à tort ou à raison, est perçu comme telle. Et aussi du fait que le système de gouvernance est sans écho au niveau des masses qui restent indifférentes parce qu’elles ne se sentent pas concernées. Si au Burkina le coup d’État de 2015 du général Diendéré a échoué, c’est parce que les circonstances liées à la chute du président Blaise Compaoré à la suite d’une insurrection populaire inédite avaient ramené le problème de gouvernance jusqu’au niveau du petit peuple de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso principalement. C’est donc la preuve que quand les populations comprennent les enjeux, elles deviennent parties prenantes de la vie politique et contribuent à en garantir l’orientation et la stabilité.
17- Ces dernières années, les institutions de gouvernance ont été multipliées jusqu’à la limite de l’imagination : Conseil constitutionnel, Conseil économique et social (C.É.S.), Médiateur du Faso, Conseil supérieur de la Communication (C.S.C.), Autorité supérieure de contrôle d’État et de de lutte contre la corruption (A.S.C.É./L.C.), Haut-Conseil pour la réconciliation et l’unité nationale (H.C.R.U.N.), Haut-Conseil pour le dialogue social (H.C.D.S.) et tout dernièrement le Conseil national d’orientation social (C.N.O.S.). La liste n’est peut-être pas exhaustive. Cette pléthore d’institutions, aussi budgétivores qu’inutiles, n’a pas garanti la stabilité politique au Burkina pour la simple raison qu’elles sont sans écho au niveau des populations. Elles sont donc sans légitimité. En fait leur mission réelle est de permettre le recyclage de certains hommes politiques usés et de récompenser des amis et courtisans pour lesquels il n’a pas été trouvé de point de chute dans les structures déjà existantes. Aucune de ces institutions n’a suffisamment d’autorité et de légitimité pour régler une crise quelconque dans le fonctionnement de l’État. C’est plutôt vers le Mõgh nãba, un chef traditionnel et une institution coutumière, que l’on se tourne dans de telles circonstances. Cela devrait donner à réfléchir.
Conclusions
18- Pour une stabilité politique et institutionnelle, il est peut-être temps pour les Burkinabè de mettre à l’écart les politiciens à la petite semaine qui ne voient que leurs intérêts immédiats, et de penser à refonder réellement leur société nationale sur la base de règles qui leur sont propres et sur lesquelles ils peuvent exercer, non pas un contrôle simplement formel et irréel, mais un contrôle réel, et en garantir l’exécution dans le sens de l’intérêt général. Cela pourrait paraître difficile, voire impossible pour certains. Mais, à court et moyen terme, la stabilité politique et institutionnelle pour un développement harmonieux et soutenu est à ce prix. Ne dit-on pas qu’il n’y a pas d’accouchement sans douleur ! Mais « lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris. » (V. Hugo). Et les douleurs de l’enfantement sont oubliées. Comme disait Lénine, « Toutes les fois que l’humanité se pose une question, c’est qu’elle en a déjà trouvé la réponse même si elle ne le sait pas encore. » La réponse existe donc déjà. Il suffit d’accepter de la reconnaître et d’y faire face.

Apollinaire J. KYÉLEM de TAMBÈLA
Docteur en droit
Avocat - Chargé de cours
Directeur du Centre de Recherches internationales et Stratégiques (C.R.I.S.)
Président du Mouvement Fédéraliste Africain (M.F.A.)