Un danger plane sur notre pays, celui d’une fracture confessionnelle qui pourrait mettre à mal le vive-ensemble légendaire des Burkinabè. C’est en tout cas la crainte qu’exprime un groupe de laïcs dans la tribune ci-contre. Il interpelle les autorités religieuses et morales sur l’urgence de prendre l’affaire à bas le corps et éviter que notre pays, déjà fragilisé n’éclate en mille morceaux.

Lettre ouverte de laïcs chrétiens catholiques et évangéliques aux présidents de la Conférence épiscopale Burkina-Niger (CEB-N), de la Fédération des églises et missions évangéliques (FEME), du Conseil des églises, missions et ministères évangéliques du Burkina (CEMMEB), de la Confédération des églises charismatiques de la nouvelle génération (CODEC-NG) et des autres dénominations évangéliques.
Ouagadougou le 20 juin 2023

Objet : Sérieuses inquiétudes sur les accusations
dont font l’objet les chrétiens de la part
de certains musulmans

Messieurs les Présidents,

Nous, un groupe de chrétiens catholiques et évangéliques, avons l’honneur, par la présente, de venir à vous, en tant que légitimités religieuses et en tant que nos pasteurs dans la foi afin de partager avec vous nos appréhensions sur les mutations dangereuses qui sont en train de s’opérer au double plan social et politique dans notre pays.
Il est vrai que certains d’entre nous ont déjà, individuellement ou en groupes, partagé ces craintes avec vous mais nous avons choisi maintenant cette démarche épistolaire, collective, officielle et publique afin de laisser des traces pour l’histoire. Notre initiative se justifie également par le quasi-silence que vous affichez sur ce danger rampant qui met de plus en plus à rude épreuve la cohésion sociale.

Messieurs les Présidents,

Déjà au milieu des années 2000, les frustrations de nos frères et sœurs musulmans consécutives à ce qu’ils estiment être des injustices dont ils seraient victimes étaient perceptibles jusqu’au sein des membres de l’entourage immédiat du président du Faso de l’époque Blaise Compaoré ; même si leur expression était moins tranchante.
Ainsi, la principale frustration est liée au fait que les musulmans seraient marginalisés car leur poids dans l’administration publique serait inversement proportionnel à leur importance démographique au sein de la population. En fait, cette position sous-tend que cela est dû au fait que les institutions étatiques ont été accaparées par les chrétiens bien qu’ils constituent une minorité. Ce qui se traduirait, entre autres, par le fait que sur onze (11) chefs d’Etat que le pays a connus, seuls trois (03) sont musulmans. Malheureusement le pouvoir issu de l’insurrection populaire d’octobre 2014 et animé par le duo Michel Kafando-Yacouba Isaac Zida a apporté de l’eau au moulin des tenants de cette position avec notamment la nomination de chrétiens (notamment évangéliques) à des postes de chef de circonscription administrative mais, curieusement, avec l’aval des insurgés musulmans ; si bien qu’on est tenté de conclure que finalement le grief n’était plus à l’ordre du jour dans cette parenthèse que constituait la transition.
Avec le président du Faso Roch Marc Christian Kaboré, cette frustration, en réalité une perception, s’est maintenue et même renforcée à travers des prises de position (certes non-médiatisées) sur la question par des responsables musulmans ; ces derniers devenant ainsi les inspirateurs de ceux qui conçoivent ces prises de position comme une revendication de justice de la part des musulmans. Sous le président de la transition Paul-Henri Sandaogo Damiba, l’expression de ces perceptions s’est d’autant plus accentuée que de hauts dignitaires religieux musulmans en étaient devenus les porteurs et à qui les médias sociaux et les réseaux sociaux ont offert de belles opportunités pour produire et partager en un temps record les points de vue forgés à partir desdites perceptions. De nos jours, la gouvernance du président de la transition Ibrahim Traoré, plus que celle de ses prédécesseurs, est marquée par une exacerbation de ces prises de position que toutes les strates de la communauté des musulmans assument publiquement à des degrés divers. Ainsi comme vous le savez, un très haut responsable musulman qui disait, en substance, sous le président P.-H. S Damiba que dans la mesure où les musulmans sont les plus nombreux et les plus fortunés de pays, ils devaient s’emparer du pouvoir d’Etat, quelle que soit la manière, réitère régulièrement et jusqu’à présent ces messages à travers des prêches.

Messieurs les Présidents,

A l’époque, des réseaux informels de religieux et de coutumiers avaient été mis en branle pour lui remonter les bretelles. Aujourd’hui, le discours a pris une autre tournure qui soutient que le président actuel de la transition est l’envoyé d’un Dieu qui veut rendre justice aux musulmans à cause du traitement inique de la part de l’Etat (« dominé » par les chrétiens). Pour eux, les élections ne doivent plus être à l’ordre du jour et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec l’ordre politique actuel n’ont qu’à quitter purement et simplement le pays. Ils sont très nombreux les leaders religieux et les fidèles musulmans qui s’inscrivent dans cette logique. Ils semblent même encouragés par les autorités actuelles dans ce sens et ils le leur rendent bien comme l’atteste éloquemment l’ordre de mobilisation générale donné aux musulmans de participer aux meetings de soutien à la transition qui ont eu lieu le weekend du 05 au 07 mai 2023 à travers tout le pays. A cette occasion, la mobilisation des musulmans a été quasi-totale avec la participation massive de hauts responsables religieux musulmans et donc de beaucoup de musulmans dont certains se sont vu obligés de fermer leurs commerces et de se rendre sur les lieux des manifestations de soutien.
Même si au Burkina Faso d’aujourd’hui, il est de plus en plus risqué de désapprouver les choix politiques des dirigeants, il reste que dans le principe, apporter sa caution à un régime politique ou s’opposer à lui relève des libertés d’opinion et de conscience des citoyens considérés aussi bien dans leur individualité qu’en tant que membres d’un groupe. Comme le dit si bien l’adage, « Pourquoi faire grief à la pivoine de ne pas être une rose ? Libre à qui voudra de préférer la rose. »
Messieurs les Présidents,
C’est pourquoi, il serait anticonstitutionnel de renier ce droit à ces citoyens dont certains sont, du reste, membres du groupe qui a rédigé la présente lettre ouverte. C’est également dans cette optique que l’on peut désapprouver le choix de certains responsables de dénominations chrétiennes évangéliques de soutenir passionnément la transition mais sans jeter l’anathème sur eux ; surtout qu’elles n’adoubent pas la transition pour les mêmes raisons que certains leaders religieux musulmans.
Toutefois, soutenir les autorités de la transition à la tête de laquelle se trouve Ibrahim Traoré sous le prétexte que c’est un musulman et en arguant que c’est une opportunité pour se faire justice en rendant les chrétiens responsables d’une telle situation n’est ni juste, ni vrai. Ce n’est pas juste car les valeurs cardinales en chrétienté, comme d’ailleurs en islam, font de la justice et de l’équité un élément central de la foi, des œuvres et du salut de l’homme. Ce n’est pas non plus vrai parce que les chrétiens n’ont jamais individuellement ou collectivement élaboré (ou même songé à élaborer) une stratégie de monopolisation de l’appareil et du pouvoir d’Etat. Etant, pour la plupart, issus de familles dans lesquelles se pratiquaient ou se pratiquent encore les religions traditionnelles africaines subsahariennes, ils se sont convertis ou ont été convertis au christianisme pendant leur parcours scolaire non pour s’accaparer les rênes de l’Etat mais pour le salut de leur âme. Leur apparente surreprésentation dans les services étatiques et paraétatiques tient au fait qu’ils sont passés par le moule de l’école occidentale qui est l’institution chargée de produire ou de reproduire la classe dirigeante dans les pays anciennement colonisés par les puissances occidentales. Les intellectuels formés à l’école occidentale, qu’ils soient musulmans ou pratiquants des religions traditionnelles africaines subsahariennes peuvent confirmer cela. Néanmoins, l’incarnation de l’intérêt général qu’est l’Etat, qui compte aussi bien des agents chrétiens que des agents musulmans, devait et devra œuvrer à intéresser l’écrasante majorité des musulmans à l’école. Certes, l’Etat a, sur bien de plans, des contours métaphysiques difficilement cernables par tous, mais il en porte la plus grande part de responsabilité. En conséquence de tout cela, il est erroné de rendre les chrétiens responsables d’une telle situation.

Messieurs les Présidents,

En plus de l’accusation de monopolisation de l’administration publique formulée contre les chrétiens, beaucoup de dignitaires musulmans font, ouvertement ou subtilement, de la promotion du repli des musulmans sur eux-mêmes l’objet de beaucoup de leurs prêches. Les mariages interreligieux, les habitudes alimentaires, les pratiques religieuses, la représentation de la divinité, etc. sont des thèmes parfois développés de façon discutable et à dessein dans le but de grossir les différences religieuses pour motiver l’affaiblissement des relations sociales avec des fidèles des autres religions. Conséquence : les relations entre certains musulmans et les fidèles des autres religions s’effritent de plus en plus en ville comme en campagne. Tout le monde, à commencer peut-être par vos pairs serviteurs du culte, en est témoin.
Face à cela, nous constatons malheureusement un silence équivoque ou des murmures de tabernacle de votre part qui pourraient se révéler suicidaires pour les chrétiens, dommageables pour la majorité de nos familles qui sont multiconfessionnelles et pour les hommes et les femmes de bonne volonté que comptent toutes les religions. Comme vous le savez, les religions sont comme les âmes, les groupes socio-ethniques, les pays et les Etats : ceux-ci sont tous de même valeur quels que soient leurs poids démographiques respectifs. Pour ne prendre que l’exemple des Etats, le Burkina Faso serait-il en droit de siéger à l’assemblée de l’Organisation de Nations-Unies (ONU) aux côtés de la Chine si on ne devait tenir compte que de la démographie et des richesses ? Vous conviendrez avec nous que la réponse est non ! Tout simplement parce que les principes de l’ONU qui sont inspirés de l’histoire lointaine et surtout récente de l’humanité font, entre autres, de l’égalité souveraine de tous ses membres une valeur cardinale.

Messieurs les Présidents,

Par voie de conséquence, nous vous demandons de trouver la forme appropriée en vue de sortir officiellement et publiquement de ce silence. Cette sortie, vous vous en doutez, ne doit être de façon contentieuse, encore moins conflictuelle. Seule doit prévaloir la motivation fraternelle d’informer et d’expliquer comment historiquement et sociologiquement les chrétiens en sont venus à paraître surreprésentés au sein de l’administration publique. Il ne serait pas non plus impertinent de vous approprier les préoccupations des musulmans et de donner vos avis sur les voies qu’ils peuvent examiner et, éventuellement, emprunter, à travers l’école par exemple, pour une meilleure représentativité de leur communauté dans l’appareil d’Etat.
Ce serait également l’occasion de souligner que bien qu’en apparence les musulmans soient sous-représentés au sein de l’administration publique, les chrétiens qui y travaillent ont été ou sont, en tant que maillons de la chaîne de décision, à la base des fortunes de nombre d’entre eux par le biais des marchés publics qu’ils attribuent, non sur des bases confessionnelles mais en se fondant sur la règlementation qui, en la matière, n’est pas discriminatoire. L’Etat étant le principal demandeur de fournitures de biens et de services dans notre pays, on comprend qu’il joue un grand rôle dans l’émergence et la pérennité des grandes fortunes de nos frères et sœurs musulmans. Cela bat en brèche cette idée permanemment rabâchée qui veut l’entendre que les chrétiens pratiquent la discrimination.
Il faut ajouter à cela le fait que l’Eglise catholique a régulièrement critiqué la gouvernance des chefs d’Etat, peu importe leur appartenance confessionnelle ; particulièrement celle des chefs d’Etat catholiques de Maurice Yaméogo à Roch Marc Christian Kaboré. A cet effet, les messages de la Conférence épiscopale Burkina-Niger (CEB-N) sont illustratifs.

Messieurs les Présidents,

Fort heureusement en plus de votre prise de position officielle et publique, des cadres existent déjà dans lesquels vous pouvez poser nos préoccupations à vos homologues musulmans. Ce sont les Comités de dialogue interreligieux (COMIDI) des différentes confessions religieuses, le Conseil interreligieux pour la paix au Burkina Faso (CIRP-BF), les Journées des communautés, l’Observatoire national des faits religieux (ONAFAR), etc. Votre parole est d’autant plus attendue qu’à la différence des laïcs, vous avez la légitimité, l’autorité et la notoriété nécessaires pour aborder ces questions, donner votre opinion et attirer l’attention de la communauté nationale sur les dangers qui planent sur notre cher pays si ce type de perception, pour compréhensible qu’il soit, continue de se propager avec le risque de quitter le stade de la perception pour aller vers celui de la conception.
Au regard des menaces de désintégration que vit actuellement le Burkina Faso du fait du terrorisme et de l’acuité des préoccupations que nous venons d’exposer, nous ne doutons pas de l’attention avec laquelle vous examinerez le contenu de la présente lettre ouverte.
Nous vous prions d’agréer, Messieurs les Présidents, l’expression de notre considération distinguée.

Un groupe de chrétiens catholiques et évangéliques laïcs