Lorsque Blaise Compaoré s’empare du pouvoir le 15 octobre 1987 lors d’un coup d’Etat sanglant qui a coûté la vie à son frère et ami Thomas Sankara et 12 de ses compagnons, très peu pariait sur sa capacité à conserver durablement le pouvoir tant. Pour beaucoup, il sera vite emporté par le profond émoi national et international suscité par l’assassinat du leader de la Révolution démocratique et populaire (RDP), devenu une icône planétaire.
Mais "l’enfant terrible de Ziniaré" a déjoué toutes les prédictions en présidant aux destinées des Burkinabè durant durant 27 ans, le plus long règne jamais réalisé par ses prédécesseurs.
Comment y est-il parvenu, lui qui a pris le pouvoir dans un environnement qui lui était farouchement hostile ? Comment a-t-il pu tenir si longtemps face à un peuple réputé frondeur et pourquoi après l’expérience acquise dans la gestion des hommes, a-t-il brutalement perdu le pouvoir, chassé par un soulèvement populaire en octobre 2014 ?
Eléments de réponse avec Yves Ardiouma Millogo, auteur du livre, "Le Faucon de la savane ou l’économie du pouvoir" paru en 2019.
Docteur en philosophie et en Sciences politiques, puis diplômé d’un troisième cycle de Management, Yves Millogo est un acteur politique de longue date. D’abord militant actif dans les cercles marxistes- léninistes sous la révolution démocratique notamment à l’Union des communistes burkinabè (UCB), il s’est ensuite engagé dans l’Organisation pour la démocratie populaire/ Mouvement du travail (ODP/MT), puis au Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) dont il a été le secrétaire général de la section France de2006 à 2012.
"Le Faucon de la savane ou l’économie du pouvoir" est une réflexion qui prend appui sur une démarche stratégique et intellectuelle afin d’offrir les clés de compréhension de la gestion du pouvoir d’Etat avec les contingences qu’elle peut charrier.

"Le Faucon de la savane ou l’économie du pouvoir". Le titre de votre livre mérite déjà une explication...

(Rires) Le livre traite de la gouvernance et de l’acteur de la gouvernance en même temps qu’a été Blaise Compaoré. Il n’est pas question ici de porter des jugements de valeurs sur l’acteur et sa pratique, en termes d’éloges ou de critiques négatives, mais de faire une analyse politique de l’acteur et de son système en posant le problème de la gouvernance d’Etat en termes d’économie de pouvoir.
J’ai terminé la rédaction en 2019, mais pour des raisons techniques et de procédures d’édition, sa parution a pris du temps.


Quelque temps après la prise du pouvoir, Blaise Compaoré a entrepris des concertations avec les couches sociales du pays et vous expliquez que c’était une juste stratégie pour mieux asseoir son pouvoir qu’autre chose...

En prenant le pouvoir à la suite de la mort de Thomas Sankara, Blaise Compaoré n’était pas un amateur. Il savait ce qu’était le pouvoir et comment l’exercer.
Sur le plan national, il semblait être incompris, mais comme il maîtrisait la géographie du Burkina, de l’Afrique et du monde et surtout celle du pouvoir, il savait aussi qu’avec le temps, il pouvait se légitimer à travers des résultats attendus par les populations burkinabè. Mais pour asseoir son pouvoir, il s’est appuyé sur des éléments objectifs et rationnels en rassemblant quelques intellectuels et des personnes ressources autour de l’idée d’une rectification de la révolution. Dans la réalité, comment pouvait-il recadrer ce système sans le dénaturer ? D’autant plus que l’idée de la révolution insufflée par le Capitaine Thomas Sankara bénéficiait d’une large adhésion des populations nationales et aussi au niveau international.
Au plan international, il a su se faire des alliances pour non seulement asseoir sa légitimité, mais se créer un cadre de paix nécessaire à sa survie. En clair, c’était pour éviter dans l’immédiat, d’être victime d’un coup d’Etat.

Il a pourtant dit que c’était pour approfondir la révolution et non l’enterrer…

Blaise Compaoré avait conscience qu’approfondir véritablement la révolution selon les standards, serait une œuvre gigantesque face à la politique impérialiste de l’Occident qui avait anticipé par la globalisation (mondialisation), la fin de l’empire soviétique. Il a eu très rapidement une lecture réaliste des évènements et de l’histoire. Il savait qu’une révolution ne pouvait pas prospérer à cette période au Burkina Faso.
Au plan international, Margaret Thatcher, premier ministre de l’Angleterre développait son discours sur la mondialisation économique, soutenue par les Américains qui voulaient en finir avec l’Union soviétique. Compaoré comprenait cette réalité mondiale et c’était pour lui l’opportunité d’apporter des changements qualitatifs en s’appuyant sur les standards du camp occidental qui était le plus fort à l’époque.
Une fois au pouvoir, il s’est vite rendu compte que le Burkina ne pouvait pas se passer de l’Occident au regard des piliers économiques sur lesquels reposait l’économie burkinabè et mondiale.
Aujourd’hui, il y a un réveil majoritaire des consciences qui comprennent que le Burkina et certains pays de la zone franc ne peuvent pas se développer en raison du franc CFA, dépendant du trésor français. Etudiants, nous le disions et personne ne nous écoutait.
Sans un décrochage du franc CFA avec l’euro, le développement est difficile en ce qui concerne l’industrialisation, l’amélioration du niveau de vie des populations. En clair, il est difficile d’avoir une véritable accumulation de richesse nationale.
Dans le domaine de l’économie monétaire, la parité fixe du franc CFA avec l’euro ressemble à un thermomètre qui vous donne la même température quand il fait très chaud et quand il fait très froid. C’est-à-dire que l’aiguille du thermomètre est bloquée sur un chiffre quelle que soit la variation de température. Si vous vous fiez à un tel instrument de mesure, vous pouvez mourir de froid ou de chaleur. Pour qu’un pays se développe, elle doit maîtriser sa monnaie, en baissant ou en augmentant son taux directeur en fonction de la réalité de son économie.
Prenons l’exemple de la Côte d’Ivoire. Dans les années 70, elle était plus développée que Singapour qui a sa propre monnaie sans parité fixe. Cinquante (50) ans après, Singapour et la plupart des pays du Sud-Est asiatique a une économie florissante et dépasse la Côte d’Ivoire.
Il y a certainement une question culturelle, mais la question monétaire y est pour grand-chose. Tant qu’un pays ou une communauté de pays ne peuvent pas jouer sur leur monnaie, il est difficile de réguler leur économie pour un véritable développement.
Compaoré n’ignorait pas ces aspects en arrivant au pouvoir. Il avait conscience que la majorité de sa population n’était pas au courant de cette réalité. Pour l’économie de sa vie, il lui fallait d’abord arriver à un système de démocratie multipartite. Il a utilisé un discours rationnel qui rassurait des compatriotes et des puissances occidentales. Ensuite, il a pu mener sa politique selon ses plans.

Vous voulez dire qu’il a utilisé la ruse pour mieux asseoir son pouvoir ?

Non ! Compaoré ne dissimulait pas sa vision politique. Il savait l’expliquer pour susciter l’adhésion. Par contre, il pouvait surprendre. Etant arrivé au pouvoir de manière exceptionnelle, non légale ou non règlementaire, il fallait s’entourer de fidèles. Il en trouvait même si ça ne durait pas dans le temps. Il n’hésitait pas également à en remplacer si le résultat attendu pour son pouvoir n’était pas au rendez-vous. Il savait bien jouer ce jeu-là ! Mais pour combien de temps ?

Vous écrivez que Compaoré a géré le Burkina comme un patron d’entreprise. Pouvez-vous expliquer ?
Oui, il a géré le Burkina comme un chef d’entreprise et il l’a remarquablement bien fait. Sauf que cette manière de gérer ne pouvait pas durer longtemps. Dans une entreprise, il y a des capitaux, des flux, des gains ou des pertes. Il faut gagner pour que les choses marchent. Dans son cas, c’était la reconnaissance de ses compatriotes et des partenaires internationaux à la suite de ses actions pour la paix en Afrique de l’Ouest, un rôle qu’il a bien joué.
Au plan interne, il tirait une certaine crédibilité face à des gens qui le détestaient, mais qui n’avaient pas d’arguments rationnels contre lui sauf l’assassinat de son ami Thomas Sankara.
En termes de bonne ou mauvaise gouvernance, Blaise Compaoré était conscient que même s’il n’avait pas tous les leviers pour une gouvernance à 100%, il trouvait des solutions à au moins 60% des problèmes qui survenaient.

Comment a-t-il réussi à gérer pendant longtemps les officiers et les civils qui s’impatientaient d’avoir leur part du gâteau ?

Je dis que la durée du règne de Compaoré a suscité de l’impatience de certains de ses lieutenants qui se dévouaient pour lui. Il ne gérait pas les officiers comme il gérait les civils. A part faire des missions pour lui, les civils n’étaient pas inquiétants, à la différence des officiers. Quand un officier devenait inquiétant, il lui confiait un rôle dans lequel il était tellement impliqué qu’il n’avait plus le temps de faire autre chose. Il savait surtout les récompenser.

Comment Blaise a su changer son image de putschiste, « prédateur » au Liberia et en Sierra Leone, en médiateur international ?

Compaoré n’est pas allé au Libéria ou en Sierra Léone de manière unilatérale. S’il n’avait pas un soutient, il n’aurait rien fait car à l’époque, il n’avait pas tous les moyens pour de telles actions.
Il faut se souvenir de son discours de 1989 où il a invité les Burkinabè à aller dans un système démocratique ; c’est quelqu’un qui sait anticiper. Même révolutionnaire, si tu n’as pas une légitimé sociale, dans le temps, tu risques d’avoir quelqu’un de plus fort que toi. Et il y aura toujours des mécontents de ta gestion pour suffisamment se préparer à te renverser.
Blaise Compaoré a tiré des leçons de l’histoire. Il savait que la notion de l’Etat n’est pas suffisamment établie et intégrée par la majorité des Burkinabè. Donc, il fallait aller par étapes sans oublier de se protéger.
Aux débuts des années 90, le président ivoirien Houphouët-Boigny était agonisant et les Occidentaux avaient besoin de quelqu’un pour accomplir certaines missions. Compaoré répondait au profil idéal de l’époque. Qui était l’invité d’honneur à Paris au défilé du 14 juillet en 1997 ? C’était Compaoré aux côtés de Chirac ! Il rentrait dans les clous de ce que les Occidentaux recherchaient et il avait surtout une parfaite connaissance de la morphologie du Burkina et des autres pays.

La politique du président Compaoré en matière d’emploi a-t-elle permis de répondre aux attentes des diplômés ?

Il y a beaucoup d’instruits et de diplômés qui n’ont pas d’emplois et cela posait de sérieux problèmes au président Compaoré. Leur situation s’est dégradée après son arrivée au pouvoir et ils ont trouvé un écho favorable à leur colère auprès des leaders de l’opposition et de la société civile.
Le premier mandat de Blaise Compaoré a été celui de la stabilisation. Le deuxième, à partir de 1998, devait impulser le développement du pays. Puis, il y a eu l’affaire Norbert Zongo, un événement tragique qui était politiquement et économiquement nocif à l’action du pouvoir en place.
Blaise Compaoré était hors du pays au moment des faits. Quel gain avait-il dans cette affaire ? Objectivement, l’assassinat du journaliste a plombé son mandat et a redonné de la force à une opposition qui n’existait pratiquement pas au sortir des élections de mai 1997.
Pour sortir de la crise consécutive à la mort de Norbert Zongo, des réformes ont été adoptées qui ont remis en cause non seulement la carrière politique de Blaise Compaoré, mais aussi tout son plan de développement. Car des réformes ont donné lieu à un gouvernement d’union nationale, et le mandat présidentiel a été réduit de 7 à 5 ans renouvelable une fois.
Comme un sphinx, Compaoré a su rebondir en allant chercher des acteurs qui étaient respectés et écoutés comme l’Evêque Emérite de Bobo-Dioulasso, le Mogho Naba et d’autres responsables coutumiers et religieux. Ces personnalités réunies au sein d’une « Commission des sages » ont produit un rapport avec des recommandations qui n’ont pas été toutes appliquées.

Vous écrivez également que le pouvoir de Blaise Compaoré était adossé à un idéal et non à une idéologie…

Plus exactement, Compaoré avait une vision qu’il privilégiait à l’idéologie proprement dite. L’idéologie détermine la politique et détermine la vision. Chez Compaoré, ce n’était pas le cas. C’est sa vision qui déterminait la politique, puis la stratégie et la tactique. Ce n’est pas qu’il ignorait les différents courants idéologiques, il en avait une parfaite connaissance. Son temps du pouvoir ne lui permettait pas d’appliquer telle ou telle idéologie dont les sources doivent être d’abord culturellement intégrées.
Compaoré savait aussi qu’au Burkina Faso, aucun parti politique n’était solidement constitué et organisé avec une assise idéologique pour assurer une gouvernance souveraine et efficace de l’Etat au profit du bien-être des populations. Le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) son parti et le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) de Roch Marc Christian Kaboré se réclament de la social-démocratie. Mais qu’est-ce que la social-démocratie ?
Blaise Compaoré ne s’embarrassait pas d’une idéologie qui l’aurait embrigadé au regard de l’absence de certains éléments constitutifs. S’il existait une idéologie dans laquelle ses partisans auraient pu se retrouver, ça aurait pu éviter certaines querelles de clans au CDP. Cela aurait évité par la même occasion des difficultés dans le choix de son successeur. En l’absence d’idéologie, chacun se réclame de Compaoré. Le CDP peut en souffrir encore longtemps si les dirigeants actuels ne recadrent pas le débat sur les fondamentaux du parti.
Par exemple, un adepte de la social-démocratie doit tenir compte de l’économie de marché, avec ses règles de fonctionnement ainsi que ses exigences en termes de transparence et de bonne gouvernance.
Un parti social-démocrate sait que la base de l’économie repose sur les entreprises qui sont le moteur de l’accumulation de la richesse. L’Etat arbitre et régule les tendances lourdes. Cela suppose une visibilité et un contrôle efficace des ressources au niveau national.
En clair, l’Etat doit connaître les revenus non seulement des entreprises, mais aussi ceux de chaque habitant du pays pour adapter sa politique de développement. Cette connaissance du revenu de chaque habitant majeur permet de lutter indirectement, mais efficacement contre la corruption en ce sens que, si tous déclarent leurs revenus annuels, le contrôle est plus facile. Ainsi, les contrôleurs peuvent remarquer les incohérences entre le revenu, les avoirs et les comportements des individus, et faire des rectifications. Le salaire du fonctionnaire tout comme les revenus du commerçant ou de l’agriculteur doivent être connus. Si un fonctionnaire a un revenu annuel de cinq (5) millions déclaré, et qu’il possède des biens meubles ou immeubles de plus deux cent (200) millions, il devra apporter la justification et les preuves de l’écart entre ses revenus déclarés et la valeur supérieure des biens. Autrement dit, tous sans exception devront répondre à cette exigence de déclaration. Aujourd’hui, il est demandé à une certaine catégorie de hauts fonctionnaires de faire la déclaration de leurs biens mais cela n’arrête aucunement ni les détournements ni la corruption. Si leurs proches ne font pas cette déclaration en même temps, l’évasion devient possible par d’autres voies.
Dans un pays qui veut se développer, le foncier qui est également une source de revenus, doit également être bien géré avec un cadastre actualisé, adossé aux impôts avec une lisibilité dans le temps et dans l’espace. Ailleurs, quand tu achètes un bien immobilier, c’est aux services des impôts qu’on te fournit tous les éléments du cadastre et des hypothèques. Autrement dit, le foncier est lié au trésor avec toute la lisibilité et la visibilité exigée. Actuellement, une personne peut avoir autant de parcelles qu’il peut, mais il faut savoir que c’est également autant de taxes au profit du trésor public. Ni Blaise Compaoré ni ses différents prédécesseurs et successeurs à la présidence du Faso ne se sont occupés de ces questions pour limiter d’abord la corruption, ensuite en finir avec, et insuffler le vrai développement au profit des populations.

Vous établissez des points de différence entre Thomas Sankara et Blaise Compaoré : un passionné face à un réaliste ou plus exactement, un audacieux insouciant, positif, volontariste et désintéressé face à un preux intéressé…

Durant son passage à la tête du pays, Sankara n’a pas laissé à ma connaissance transparaître un quelconque intéressement personnel à quoi que ce soit, sinon un dévouement à la révolution et la recherche du bien des populations. Mais, dans la réalité économique, le bien doit être palpable, mesurable.
Sankara annonçait les idées, les choses et après il fallait se débrouiller pour que ce soit réel. C’était comme une sorte de « deus creator ». Il dit et ça se fait, ça se réalise. Ça pouvait marcher pour certaines choses, mais pas pour d’autres. C’était dangereux comme méthode de fonctionnement y compris pour lui-même.
Sankara était un passionné. Il avait un idéal pour les Burkinabè, mais n’en avait pas pour lui-même, donc, il ne pouvait même pas se protéger. Quand on se préoccupe de soi-même, on prend les dispositions nécessaires pour se protéger et éviter d’être facilement atteint par qui que ce soit.
Je ne connais pas très bien l’histoire personnelle de Blaise Compaoré, mais à travers sa gouvernance, il apparaît comme un réaliste, prudent mais ferme. Quand il prend le pouvoir en 1987, il affiche une ferme volonté de gouverner. En décembre 1989, dans son discours de nouvel an, il invite les Burkinabè, à l’ouverture vers le multipartisme comme condition d’expression libre et comme socle de développement économiques et social.
Avec la crise de 1998, à la suite de la mort du journaliste Norbert Zongo, son programme gouvernemental n’était plus réalisable en état, car les populations avaient d’autres attentes en termes de justice et de liberté. C’est pratiquement entre 2007 et 2010 que son plan de développement a commencé à se concrétiser sur le terrain.

Comme d’autres, vous décriez les privatisations qui ont été opérées contre les attentes de la population dans les années quatre-vingt-dix…

Je viens d’une région qui est traversée par le chemin de fer Abidjan Ouaga. Quand j’étais élève, nous nous donnions rendez-vous à l’heure de passage du train. C’étaient des lieux d’échanges économiques et sociaux. Les gares étaient des centres économiques où les populations des localités venaient pour vendre des poulets, des denrées ou des produits du terroir, ou encore pour régler des problèmes. Avec la privatisation, toutes les gares des villages et des centres de taille moyenne ont été supprimées, il n’y reste que de la broussaille. Les populations riveraines du chemin de fer ne voient passer que des trains de marchandises. C’est la même chose pour les Grands Moulins à Banfora ; les groupes de boulangeries ont créé leurs propres moulins et ce n’est pas toujours au profit de la population

Vous dites que dans la conservation et la gestion du pouvoir, le silence était une stratégie propre au président Compaoré. C’est-à-dire ?

Oui, dans le pouvoir traditionnel surtout en pays mossi, le chef ne s’adresse pas directement à ses sujets, ni à ses visiteurs, mais par personne interposée. Même étant dans un pouvoir moderne, Blaise Compaoré avait compris que tout le monde n’était pas à l’ère de la modernité et il combinait des méthodes de la tradition avec celles de la modernité. Il savait qu’on ne pouvait pas traduire toute sa pensée et dans certains cas, son silence laissait libre cours à toutes sortes d’interprétations avec les conséquences que cela pouvait avoir.
Son silence ambivalent, a marché jusqu’à son départ du pouvoir. Au cours des mouvements de 2014, il a communiqué tardivement sur le sujet qui intéressait les manifestants : la modification l’article 37 de la Constitution. Quand il a annoncé le retrait du projet de loi sur la révision de l’article 37, c’était trop tard. Les artisans de ces événements avaient compris que Compaoré montrait par là son point de faiblesse et ils ne voulaient que son départ du pouvoir.
Avec les remous de 2011 puis ceux de son parti à l’issue du congrès de 2012, il aurait pu dire clairement à ses camarades qu’il ne touchera pas à l’article 37. Cela lui aurait donné le temps de voir les contradictions internes du parti, le jeu de rivalités de ses lieutenants, les gérer avant de prendre position sachant que l’élection démocratique de son successeur ferait de lui « un Monsieur démocrate » de l’Afrique de l’Ouest, et une personne ressource au niveau national et international.

Vous estimez que Roch Kaboré, Salifou Diallo, Simon Compaoré et leurs camarades qui ont démissionné du CDP pour créer le MPP ont été impatients. Vraiment ?

Oui, le long règne de Compaoré a épuisé certains prétendants et les a rendus impatients. Ils ont démissionné du CDP, parti au pouvoir en janvier 20214 pour créer le MPP et appuyer l’insurrection et faire partir Compaoré.
Mais, le président Blaise Compaoré était conscient qu’il les a tous trempés dans son système et que même s’ils prenaient le pouvoir après lui, il leur sera difficile de faire plus de performances que lui ; sinon ces lieutenants impatients l’auraient prouvé d’une manière ou d’une autre quand ils participaient au pouvoir avec Compaoré. S’ils étaient performants, Compaoré n’aurait pas duré autant.
Mais, leur impatience les a servis dans un premier temps à récupérer le pouvoir et cette obsession de faire partir Compaoré et de récupérer le pouvoir ne leur a même pas permis de se préparer pour l’exercer. Résultat, ils ont brutalement chuté au bout d’un mandat en dépit de leur expérience revendiquée.

Vous êtes farouchement contre la loi sur le délit d’apparence votée sous le Conseil national de transition (CNT) en 2014-2015. Pourquoi ?

Dans mon livre, j’explique qu’il existe d’autres dispositifs plus efficaces et plus justes parce que plus objectifs et rationnels pour lutter contre la corruption et les détournements. La loi sur le délit d’apparence pêche dans sa nomenclature et sur ses objectifs. L’apparence, c’est ce qui est visible et c’est souvent trompeur. Pourquoi Monsieur X peut être interpelé pour son apparence et pas Monsieur Y qui a la même apparence ? C’est subjectif, injuste et hypocrite. Est-ce que tous les Burkinabè font une déclaration de revenus annuels aux impôts pour qu’on sache qui gagne combien et comment ? La réponse est non.
Pour savoir qui vit au-dessus de ses moyens avec des ressources illicites ou détournées, que tous les habitants majeurs procèdent à une déclaration individuelle de revenus annuels. Ainsi, l’Etat sera au courant des revenus du travail ou de rente de chacun. Et il sera plus facile et plus objectifs de poursuivre ceux dont le fruit du travail ou de rente ne reflète pas la réalité.

Dans votre livre, vous avez ignoré la peur comme outil efficace dans la gestion du pouvoir de Blaise Compaoré. C’est quand-même étonnant …

Oui, je n’ai pas développé ce facteur parce que tout simplement, je n’ai pas assez d’éléments objectifs pour l’étayer. Mais, je souligne que son pouvoir reposait sur le fer, l’argent et la communication.
Dans le fer, il y a la force, et la force peut susciter la peur. Les Romains disaient qu’il fallait avoir la force et la montrer de sorte que tes adversaires aient peur ou craignent de t’attaquer. Autrement dit, l’idée n’est pas d’utiliser systématiquement la force, mais de prévenir toutes attaques. Charlemagne disait aussi que si les gens te craignent, c’est un signe de respect ; je ne suis pas totalement d’accord avec lui parce que la crainte par peur est tout sauf un signe de respect.
Chez Compaoré, la force militaire suscitait la crainte qui pouvait se transformer en peur chez certaines personnes. Mais le phénomène qui transforme la crainte en peur repose sur des éléments psychologiques qui diffèrent d’un individu à l’autre. La crainte de Blaise Compaoré a peut-être joué dans sa longévité, mais ce n’est pas bénéfique à long terme. Le sentiment n’a jamais joué de manière constante dans le long terme.

Comment l’ancien secrétaire général de la section CDP France a-t-il vécu l’exercice de la démocratie interne au parti ?

Cette question sort du cadre de mon ouvrage et ce n’est plus l’auteur mais le militant qui est interrogé. Mais je vais y répondre.
J’ai mal vécu ces moments car quand je vivais d’autres expériences politiques où la démocratie, c’est à dire l’expression libre était une banalité et où on recourt au votes pour départager les militants quant il n’y avait pas de consensus sur un sujet donné. Ce mode de fonctionnement était pratiquement proscrit au niveau du CDP et on évitait ainsi les débats de fond. En 2009, lors d’une réunion du bureau politique qui s’est tenue au Conseil burkinabè des chargeurs (CBC), il était question de la sanction prise contre le camarade Salifou Diallo et la modification de l’article 37. Sur ces deux points, Paris était en désaccord avec tout le monde, mais on a été mis en minorité.
Nous avions plaidé pour la non modification de l’article 37 car pour nous, la limitation du nombre de mandat est une mesure démocratique. Mais les premiers responsables du parti ont fermé les débats en disant que le président Compaoré a dit ceci ou cela.
Autre chose, dans nos textes fondamentaux, les trois premiers responsables étaient désignés par la direction du parti. Au Burkina, cette manière de faire permettait peut-être de résoudre certains problèmes, mais à Paris, cette disposition n’avait aucun sens et ne pouvait pas être appliquée. Une circulaire spéciale a donc été prise pour nous permettre de faire nos choix et cela a été élargi aux autres sections en Europe comme en Belgique, en Allemagne et en Espagne. Personne ne peut s’ingérer dans le mode de désignation de leurs responsables.

Quel est l’héritage politique que lègue Blaise Compaoré au CDP vu la bataille qui oppose les deux camps actuellement ?

Il y a certainement un héritage politique même s’il a été masqué par des querelles internes. Compaoré a dirigé le Burkina Faso pendant presque trois décennies. La sécurité territoriale y a régné, ce qui a permis une paix pour les populations et une confiance pour les investisseurs. Il a été médiateur dans plusieurs conflits africains dont certains ont trouvé des solutions durables. Tout ceci pour dire qu’il a eu des qualités qui sont utiles au CDP d’aujourd’hui. S’il y a des militants du CDP qui ont une reconnaissance vis-à-vis du président Compaoré, ils ne peuvent qu’avoir du respect vis-à-vis de lui pour consolider ce qu’il a laissé de meilleur pour le Burkina Faso. Entre les « Futuristes » et les « d’Historiques », c’est toujours l’image de Blaise Compaoré qui domine et je n’entre pas dans ce débat qui est subjectif.

Comme d’autres, vous considérez qu’il y a un lien entre la démocratie et le développement. La Chine n’est pourtant pas une démocratie selon les standards internationaux

Attention, le cas chinois est une démocratie populaire qui fonctionne par pallier. Quand on se retrouve au sommet, c’est qu’on est passé par la base où les débats se mènent démocratiquement notamment dans les villages, les quartiers et les secteurs. Les commissaires politiques veillent à ce que l’avis des populations ne soit pas déformé. Je vous renvoie aux ouvrages du président chinois Xi Xiping « La gouvernance de la Chine » publiés en plusieurs tomes pour comprendre mes propos.
Xi Xiping après ses études, a été enseignant dans des villages, il a également servi dans l’armée avant d’embrasser la carrière politique. Ce qui explique en partie sa vision globale renforcée par l’expérience du terrain.
Le Burkina a l’exigence impérative de s’approprier la démocratie pour dessiner son propre développement. Il y a aussi l’exigence fondamentale de respecter les règles que nous nous sommes imposés dans l’intérêt du privé et du public.

Un dernier mot pour ne pas conclure…

Blaise Compaoré est arrivé dans une période de transition idéologique à l’échelle internationale. Il a anticipé par sa gouvernance le rapprochement avec l’Occident pour préserver son pouvoir et par la même occasion des ressources du Burkina Faso. Sur d’autres questions liées à la souverainetés en revanche, il a bravé l’Occident en ne respectant pas l’embargo imposé contre la Libye.
Blaise Compaoré a été un « bon élève » de l’Occident, mais il savait aussi que tout confier à l’Occident l’exposait à être dégommé à un moment donné s’il ne répondait plus à leurs intérêts. D’ailleurs, quand on n’a plus eu besoin de lui, il n’a eu la vie sauve que grâce à une certaine amitié qu’il avait avec la France qui n’a pas oublié qu’il a apporté une certaine stabilité en Afrique de l’Ouest.

Yves Ardiouma Millogo
Le faucon de la Savane ou l’économie du pouvoir
Presses universitaires, 2019, Ouagadougou ; 214 pages ;
Prix 7000 F CFA
Pour se procurer le livre,
Contacts : 70130083/70434121

Interview réalisée par Joachim Vokouma
Kaceto.net