Il en va du constitutionnaliste comme du philosophe, qui se doit d’arriver lorsque les
tréteaux sont retirés, les lampions éteints, les rideaux du spectacle et des joutes politiques
refermés. Cette formule sentencieuse n’est que partiellement vraie, car, aujourd’hui, les
expériences transitionnelles sur le continent et (pour quelques-unes) leurs fausses notes
juridiques montrent parfaitement que la parole constitutionnelle doit être écoutée aussi bien en
temps de paix, qu’en temps de crise.

Le 30 août (il y’a quelques jours), moins d’une heure après la proclamation de sa
réélection contestée et contestable, des militaires annoncent la fin du régime d’Ali Bongo
Ondimba. Le lendemain, l’armée – du moins ses hauts représentants – proclament le Général
Brice Oligui Nguema, Président d’un Conseil pour la Transition et la Restauration des
Institutions (CTRI). Comme au Mali et dans d’autres États ouest-africains, le coup d’État au
Gabon semble accueilli avec euphorie, mais suscite quand même quelques timides
condamnations des chancelleries occidentales et des organisations africaines. Beaucoup
d’observateurs dénonceront dans cet irénisme le deux poids deux mesures de l’appréciation du
coup d’État nigérien (vigoureusement condamné) et celui du Gabon (visiblement acclamé).
Certains acteurs, adeptes de la théorie du complot, n’hésitant d’ailleurs pas à véhiculer l’idée
que derrière ce coup de force, c’est la France qui est à la manœuvre afin d’écarter le candidat
de la coalition de l’opposition Albert Ondo Ossa du pouvoir pour un chef de transition qui lui
est obligé. C’est la question de l’opportunité du coup d’État et de celle de la transition.
Sur la première question l’approbation populaire des militaires et ce que dit le général
dans son discours semblent convaincants. Citant Jerry John Rawlings [un vertueux putschiste],
il affirme : « Quand le peuple est écrasé par ses dirigeants, avec la complicité des juges, c’est à
l’armée de lui rendre sa liberté ». Il poursuit en exprimant sa propre pensée : « Cette action
patriotique restera sans aucun doute, un « cas d’école » dans les annales de l’histoire ? L’armée
républicaine s’est inscrite dans le refus de cautionner une forfaiture qui aurait, une fois de trop,
coûté la vie à de nombreux citoyens ». Dont acte !
Sur la seconde question : la transition est-elle nécessaire ? Ne fallait-il pas organiser le
recomptage des voix ou tout simplement (certains en ont émis l’idée) établir Albert Ondo Ossa
sur le fauteuil présidentiel, comme l’avait fait le directoire militaire à Madagascar en arrachant
le pouvoir à Marc Ravalomana pour le transférer ensuite à Andry Rajoelina dans le contexte de
la crise post-électorale de 2009 ?
Ce n’est ni la première ni la seconde question que je voudrais aborder dans cette brève
chronique, car le coup d’État au Gabon est derrière nous, les militaires sont rentrés dans les
casernes, la marche vers le réconstitutionnalisation de l’État est engagée. Le Général-Président
n’a-t-il pas majestueusement prêté serment ?
Sans préjuger du succès ou de l’échec de la transition qui vient de s’ouvrir au Gabon,
avouons quand même qu’il faut être aveugle pour ne pas voir que le processus ayant abouti à la
prestation du serment du désormais Président officiel de la transition, a été conduit sur un
improvisionnisme constitutionnel, que je m’emploierai à mettre en évidence. L’invocation de
la nécessité ne saurait suffire à le couvrir.
Lorsque par un pronunciamiento, les militaires dissolvent les institutions et déclarent la
suspension de la Constitution, cela laisse sans doute place à un black-out ou au vide
constitutionnel. Toutefois, le vide constitutionnel ne saurait être confondu au néant. Le vide a
chez bien de physiciens au cours de l’histoire, été compatible avec l’existence d’un éther qui,
emplissant imperceptiblement l’espace et les corps, permet la transmission de la lumière et des
forces agissant à distance. Le vide n’est donc pas l’absence d’être. Il subsiste à mon avis après
le coup d’État un ensemble de principes immanents qui s’imposent consciemment ou non aux
militaires. Sinon, à quoi serviraient ces incantations exaltant la démocratie et tous ces symboles
du constitutionnalisme dont la force nue de l’armée pourrait bien se passer ?
En plus de ces principes imperceptibles en apparence, qui demeurent après le
renversement de l’ordre constitutionnel, il y a fatalement un exercice de
déconstitutionnalisation, mais surtout de réconstitutionnalisation, dont la formalisation et la
détermination du timing, ne pourraient à mon avis faire l’économie de l’expertise
constitutionnelle. Que l’on soit bien clair : la mort de la Constitution ou la débâcle des
institutions ne signifie pas la mort du droit constitutionnel et l’envoi des constitutionnalistes en
seconde section. Le rôle de l’armée est sans doute de protéger, peut-être désormais par
l’entêtement des faits, (et comme l’explique le général) de renverser, mais certainement pas de
constituer.
Il me plait de rappeler qu’après le retour du Général De gaulle au pouvoir en France, en
mai 1958 (facilité par le Comité de Salut Public présidé par le général Massu), retour considéré
par beaucoup d’historiens politiques comme un coup d’État, c’est bien Michel Debré et le
Général De gaulle, aidés d’un comité consultatif constitutionnel composé des membres du
Parlement et du Conseil d’État qui pensèrent et rédigèrent la Constitution de la Ve République.
Le Gabon n’a pas inventé le coup d’État ou la transition politique. Les expériences
analogues permettent de dire que la transition obéit à une check-list. Ce n’est ni le lieu ni le
cadre de dérouler les éléments qui la constituent. Dans une contribution ultérieure à tonalité
plus académique, j’essaierai de systématiser et révéler, ce qui me semble être les principes
directeurs immatériels d’une bonne transition politique, qui émergent inexorablement et
progressivement de la pratique, des expériences politiques et de la jurisprudence
constitutionnelle de notre continent. Il se constitue, pourrait-on dire, à pas feutrés « un droit
constitutionnel transitionnel ».
Le Général Brice Oligui Nguema (et ses missi dominici) a posé un certain nombre
d’actes et de gestes destinés visiblement à caparaçonner le pouvoir de fait qu’il détient, des
oripeaux constitutionnels. Ce qui est d’une intention méritante. Le seul regret que nous
émettons est que les militaires se transforment progressivement en constitutionnalistes
clandestins. À défaut de recourir à l’expertise africaine, l’on ne peut douter qu’il existe au
Gabon de constitutionnalistes pur-sang qui auraient volontiers, évité aux militaires la perplexité
qui se traduit dans l’imbroglio et le rafistolage constitutionnels ayant entouré la prestation de
serment du nouvel homme fort du Gabon. Ce sentiment d’imprévoyance est d’ailleurs une
tendance générale qui se voit bien lorsqu’on parcourt de façon cursive, la nouvelle Constitution
publiée par les autorités militaires maliennes ou le projet de Constitution du Tchad. Des textes
stratosphériques, sans rapport avec la réalité et parfois décousus. Je me limiterais au cas du
Gabon, et à relever quelques erreurs de couture autour de la prestation de serment qui, s’il faut
emprunter au vocabulaire de la mode, donne à son habillage l’image d’un accoutrement
constitutionnel bas de gamme.
La première erreur de couture des militaires est d’avoir par le pronunciamiento du 30
août dissout toutes les institutions de la République citant nommément, entre autres, la Cour
constitutionnelle. Il fallait pourtant laisser la vie sauve à la Cour, gardant à l’esprit que c’est sur
ses épaules que reposerait la lourde charge d’ennoblir le nouveau dirigeant en recevant son
serment ; de participer au processus d’adoption de la charte de transition et éventuellement de
contrôler la conformité des actes des autorités de transition (notamment les communiqués et
résolutions de l’armée assimilables à des décrets et ordonnances constitutionnels) à la charte de
transition ; en un mot, de donner le quitus de constitutionnalité apparemment recherché par les
détenteurs de la force nue, aux autorités de transition. Cela ferait de la Cour constitutionnelle
un prophète des temps modernes, témoin et trait d’union entre les temps anciens et le temps
nouveau.
On me dira c’est bien ce qui a été fait ! Que non ! Ce qui a été fait me suggère un scenario
digne de Horodamus le Gaulois et Berkan le Numide, deux protagonistes de la Bande dessinée
les Voleurs de Carthage (et leurs compères de fortune), dont la caractéristique est de n’être pas
très malins. Supposons que ce gang de Robins des bois décide dans l’intérêt de la population
impécunieuse du village, de braquer l’unique banque du coin. Pendant le braquage, ils
assassinent frénétiquement tout le personnel et les responsables de la banque. Et voilà que nez
à nez avec le coffre-fort, Horodamus dit à Berkan, « Zut ! Mon vieux, on a commis une grave
erreur en ne laissant pas sauf, celui qui détient le code de ce putain de coffre-fort ». Les deux
larrons en foire et leurs acolytes, se rendant compte de l’erreur, en viennent à se masser autour
du corps sans vie du détenteur du code, tentant désespérément de le réanimer.
Lorsque les militaires ont dissout les institutions, on a naturellement pensé qu’ils avaient
implicitement choisi la seconde voie et que la charte de transition (sorte de « constitution
provisoire » ou pour ceux qui reprouvent cette formule, de « constitution de transition ») devait
être publiée (de façon consensuelle ou octroyée) dans l’urgence ; qu’elle définirait les objectifs
de la transition ; rappellerait les principes irréductibles de la constitution sociale ; fixerait le
prérogatives d’un ensemble d’institutions, parmi lesquelles le Président de transition (de même
que les modalités de sa prestation de serment) et la Cour constitutionnelle de transition, dont
les membres dussent être nommés dans l’urgence (pour les besoins de la prestation) par le
Président de transition en vertu de la charte de transition.
La seconde erreur a été commise lorsque, s’étant rendu compte de la première erreur qui
a consisté à dissoudre la Cour constitutionnelle sans la substituer par une Cour constitutionnelle
de transition (que la charte de transition aurait prévu) et qu’il fallait nécessairement que la Cour
dissoute, restât en vie pour recevoir le serment présidentiel, les autorités de la transition par un
communiqué lu à l’emporte-pièce et dépassant les lois de la métaphysique, ressuscitèrent
« provisoirement » la Cour constitutionnelle défunte. Cela laissait logiquement présager que
c’est la Cour constitutionnelle d’avant- coup d’État identiquement constituée qui était revenue
à la vie, un peu comme la résurrection miraculeuse en 2010, suite à un coup d’État, de la Cour
constitutionnelle du Niger dirigée par Madame Fatoumata Bazèye, après que le Président
Mamadou Tanja, exaspéré par la fronde et l’obstination de la haute juridiction à lui barrer la
voie, avait, par Décret présidentiel, renvoyé les (07) sept juges la constituant.
Coup de théâtre ! (et c’est la troisième erreur), défiant toute logique, c’est une Cour
amputée de sa très célèbre présidente, Madame Marie-Madeleine Mborantsuo [apparemment
en résidence surveillée] et dont les états de service avait fini par en faire un décor luxueux et
indéboulonnable de la haute juridiction gabonaise, qui reçût le serment. Sans doute les militaires
ont-ils évité de mettre du vin nouveau dans de vielles outres, estimant que 3M a été si proche
du régime déchu qu’elle ne devait y avoir ni place au banquet ni voix au chapitre de la transition.
Une autre hypothèse pourrait bien être qu’elle aurait de sa résidence surveillée, opposé une fin
de non-recevoir aux autorités transitionnelles en leur criant comme Albert Camus dans
L’homme révolté (1951) « Mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux ! ». Ont brillé
également par leurs absences – peut-être pour des mêmes raisons, d’autres juges tels que
Madame Louise Angue et Monsieur Emmanuel Nze Bekale. Si c’est la première hypothèse qui
s’est produite, c’est à tort dirais-je que 3M aurait été écartée, car lorsque je parle précisément
des experts constitutionnels gabonais, je pense certes à des collègues en activité à l’Université,
mais je n’exclus pas 3M qui a quand même montré pendant toutes ces années passées à la Cour
constitutionnelle, une extraordinaire dextérité au maniement de la Constitution et du droit
constitutionnel qu’il est fou pour les militaires de n’avoir pas usé de son grand talent. Pour faire
bref, je crois si ce n’est pas le cas, qu’elle doit recouvrer sa liberté d’aller et venir. La place des
constitutionnalistes n’est pas en captivité.
La Cour qui a, quoi qu’il en soit, reçu le serment présidentiel, a été présidée par
Monsieur Christian Bignoumba, assisté de quelques autres juges de l’institution
circonstanciellement et provisoirement ressuscitée. En l’absence de 3M, les textes (article 89
de la Constitution dissoute) prévoient que l’intérim est assuré par le doyen des juges
constitutionnels – sauf erreur de ma part, c’est Madame Louise Angue qui devait dès lors
recevoir le serment du Général. Je ne vois pas pourquoi la résurrection de la Cour
constitutionnelle se serait faite sans celle des textes la régissant. L’acte autant que le procédé
de convocation de la session extraordinaire de la Cour demeurent mystérieux. Tout laisse penser
que ces juges auraient été sorti (e)s de leurs lits (ou de leurs résidences surveillées) par des
coups de fils, leur demandant à la fois gentiment et sévèrement s’ils voudraient bien dépanner
le régime de transition en acceptant de recevoir le serment du Général qui a bien eu la gentillesse
de leur offrir la grâce de Lazare quelques jours auparavant. La description est sans doute
caricaturale, mais elle n’en traduit pas moins la perception que cet imbroglio et ce rafistolage
laissent au juriste.
La quatrième erreur concerne l’acte du serment per se ! Sur quel texte le Général Brice
Oligui Nguema a-t-il prêté serment ? En présence de Dieu, il n’a prêté serment sur aucun texte,
alors qu’il est prescrit par l’article 12 introduite par la loi n°001/2018 du 12 janvier 2018 portant
révision de la Constitution gabonaise suspendue [à propos du Président de la République, qu’il
doit mettre une main sur la Constitution…]. Cela montre bien que la charte de transition aurait
dû être écrite et publiée aux premières heures précédant le coup de force et que c’est appuyée
sur elle que la prestation devrait avoir lieu. Par ailleurs, de quoi le Général a-t-il juré ? Entre
autres, de respecter et faire respecter la charte de la transition et la loi. Peut-on jurer de respecter
et de faire respecter un texte mystérieux ? À quelle loi (au singulier) fait-il référence ?
Une autre question était de savoir si le général devait prêter serment en vareuse militaire
ou en tenue civile. Je pense pour ma part que c’est de bonne guère qu’il a arboré son bel et
majestueux uniforme militaire rouge, orné de décorations. Cela a le mérite de lever toute
confusion entre le Général qui prend provisoirement les commandes du pays au nom de la
mission politique de l’armée (qu’il l’a souligné fort bien dans son discours) et Monsieur Olingi
Nguema qui doit en principe, pour s’assoir dans le fauteuil présidentiel avec les habits civils,
passé par l’épreuve incontournable de l’élection populaire.
Les erreurs et hésitations constitutionnelles ci-dessus relevées ne sont pas irréparables.
Il ne s’agit pas de faire un procès d’intention aux nouvelles autorités du Gabon, car c’est à
l’ouvrage que l’on jugera l’ouvrier. Bonne chance au Général –Président !

Éric M. NGANGO YOUMBI
Professeur Agrégé de droit public
Membre de l’Association internationale de droit constitutionnel