Homme d’affaires très impliqué dans la vie économique du Mali et de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, Mossadeck Bally, président du groupe Azalaï Hotel, nous livre, sans langue de bois, son analyse de la crise morale et politique que connaissent son pays et le Sahel.

Le groupe Azalaï Hotel existe depuis 26 ans (six pays, une dizaine d’hôtels). Malgré de nombreux projets en cours, il doit subir le choc de la pandémie de coronavirus. Où en est-il aujourd’hui ?

Le groupe, comme tous ceux du secteur hôtelier, a souffert et continue de. Lorsque la pandémie est arrivée, en mars 2020, dans notre région, nous avons dû fermer la dizaine d’hôtels que nous gérons et possédons. Malheureusement, nous avons dû mettre au chômage la plupart de nos collaborateurs puisque les frontières étaient fermées et qu’il n’y avait pas un seul client dans nos hôtels. On ne pouvait pas rester ouverts sans recettes pour faire face aux charges.

Nous avons mis en action un plan d’urgence, à savoir fermer les hôtels et garder un minimum de personnel pour la maintenance. À présent, nous discutons avec nos créanciers et fournisseurs pour obtenir des moratoires, puisque nous n’avons plus les revenus nécessaires pour faire face à nos divers engagements. Nous traversons une période très difficile.

L’Afrique doit régler sa gouvernance. Quand elle le fera, elle passera devant tous les autres continents. Le Botswana atteint aujourd’hui le même niveau de développement que le Portugal et la Malaisie. Cela, parce que ce pays a eu une bonne gouvernance qui l’a amené à profiter de ses richesses.

Les hôtels sont ouverts à nouveau depuis bientôt dix mois. Nous avons rappelé la plupart de nos collaborateurs, mais pas tous, car les établissements connaissent des fortunes diverses. Certains ont un taux d’occupation réduit à 5% et 10%, d’autres s’en sortent mieux avec des taux qui atteignent parfois 40% à 50%.

Je dois dire que nous avons pu soutenir le choc d’abord parce que nos collaborateurs ont été très compréhensifs. Ils ont compris que cet accident industriel n’était pas de notre ressort et ont accepté de rester chez eux pendant des mois. Comme vous le savez, il n’y a malheureusement pas de Sécurité sociale dans les pays africains qui puisse leur verser une part de leur salaire. Quand ils sont revenus, nos collaborateurs ont accepté des réductions salariales pour permettre aux hôtels de rouvrir en attendant des jours meilleurs.

En matière de gouvernance, on envisage un avant et un après pandémie. Cette crise va-t-elle vous obliger à repenser complètement votre modèle ?

Vous avez parfaitement raison. C’est vrai pour le secteur hôtelier, mais toute l’économie mondiale souffre de cette pandémie. Il ne s’agit pas que des secteurs du voyage et du tourisme, même si nous sommes en première ligne. À chaque crise majeure, sécuritaire hier, sanitaire aujourd’hui, notre secteur et celui du voyage, du transport aérien, du tourisme de loisir et d’affaires ou du transport terrestre sont ceux qui souffrent les premiers.

Aujourd’hui, nous devons nous réinventer. Cette pandémie a mené à de nouvelles habitudes. Dans le tourisme d’affaires, les voyageurs ont compris qu’ils peuvent régler beaucoup de choses sans se déplacer. Cela aura forcément un impact sur les voyages d’affaires. Le tourisme de loisir est aussi très impacté car à présent les restrictions et les obligations de passes sanitaires et de tests contraignent le secteur à se réinventer.

Nous y travaillons avec nos collaborateurs pour, par exemple, mettre en place des espaces de coworking dans nos hôtels. On peut aujourd’hui louer une chambre d’hôtel et la transformer en bureau pour ceux qui veulent changer de lieu de travail.

Il faut à présent développer le tourisme local. Je vois là une opportunité pour le continent africain. Vous le savez, le continent reçoit à peine 70 millions de visiteurs par an. C’est moins que ce qu’accueille la France ! Les Africains doivent redécouvrir leur continent et y voyager car aller ailleurs est devenu très difficile.

Au Sénégal, ce sont les Sénégalais qui remplissent les hôtels, surtout pendant le week-end. C’est aussi le cas en Tunisie où je suis allé récemment. Les hôtels y sont remplis par les Tunisiens qui prennent leurs vacances. Dans toute crise, il y a une opportunité. Si les Africains s’y mettent, on peut développer le tourisme sur le continent.

Vous avez eu l’intuition de répartir les risques sur plusieurs pays : Azalaï Hôtel est présent dans six pays et vous avez des projets en Guinée, au Cameroun, au Niger. Vous avez des ambitions que vous avez dû en partie geler en attendant que l’horizon s’éclaircisse. Mais aujourd’hui, vous êtes dans un pays en crise, le Mali. Comment vivez-vous cette situation ?

Malheureusement, le Mali traverse une crise très profonde qui dure depuis une décennie. Cela a commencé par la crise sécuritaire dans le Nord. Elle a fait tache d’huile vers le Centre et aujourd’hui dans le Sud. Il y a ensuite une crise politique avec deux coups d’État en moins d’un an et une transition très incertaine. Le Mali est à la croisée des chemins.

C’est un pays qui souffre et la population pâtit énormément de la situation. Très récemment, une cinquantaine de civils ont été tués dans le cercle d’Ansongo, collectivité de la région de Gao. Cela pèse sur l’économie et les investissements. Or, de quoi un investisseur a-t-il besoin ? Surtout de perspectives et de stabilité pour se projeter, sinon il n’investit pas.

Comment fonctionne l’univers de l’entreprise dans ce contexte – certains parlent d’État failli ? Comment mutualisez-vous les ressources avec vos confrères et comment aujourd’hui aménager avec eux des perspectives pour le pays et supporter le quotidien ?

Je suis membre de structures faîtières, tels que le REAO (Réseau de l’entreprise en Afrique de l’Ouest), le CNPM (Conseil national du patronat malien) et la Chambre de commerce et d’industrie. Nous essayons d’échanger avec les autorités au sujet des mesures qui peuvent être prises pour permettre à l’économie de survivre. Vous avez raison de dire que la chance du Mali est que malgré ces crises sécuritaire et sanitaire, le pays connaît une économie assez vigoureuse.

Les Maliens sont des hommes d’affaires, des commerçants, des entrepreneurs et des industriels très courageux et qui travaillent énormément. Tant bien que mal, l’économie tient la route.

J’ai lu récemment que nous sommes malheureusement passés au quatrième rang des économies de la CEDEAO alors que nous étions troisièmes. Cela démontre l’impact de cette crise sur l’économie.

Nous essayons de gérer nos entreprises et de sauvegarder des emplois. N’oublions pas que la création d’emplois est le souci majeur sur tout le continent. Lorsque l’on voit tous ces jeunes qui vont mourir dans le désert et en mer Méditerranée, c’est qu’ils n’ont pas de perspectives. Si l’on voit que tous les groupes terroristes ont prospéré depuis dix ans de façon phénoménale, c’est qu’ils arrivent à recruter très facilement des jeunes qui sont totalement désemparés.

Nous essayons de gérer nos entreprises, de parler avec les autorités ou plutôt de ce qu’il en reste ! Je n’ai pas peur de dire que l’État malien est un État failli. Il n’assure pas la sécurité ni l’ordre. L’État est contenu à peu près dans Bamako intra muros et 80% du territoire lui échappe. Oui, c’est un État failli et les Maliens doivent se donner la main pour le rebâtir. On sait qu’il n’y a pas de pays sans État, or voilà aujourd’hui l’équation majeure que les Maliens doivent résoudre.

Étant donné votre expérience et votre liberté de parole, comment selon vous conseiller et prendre en main un pays qui n’est plus capable de fonctionner normalement ? Par où faut-il commencer ?

Ce problème est si complexe qu’on ne sait pas par quel bout le prendre ! Il faut d’abord obtenir une entente a minima entre les Maliens sur la manière de sortir de cette transition. Il faut que la transition aboutisse à une refondation de l’État, à une relecture des textes et à de nouvelles règles du jeu démocratique. Cela permettra d’organiser des élections dont ressortira, je l’espère, un pouvoir légitime et légal. Ce sera à ce pouvoir d’entamer la tâche titanesque de reconstruire l’État.

La transition ne peut pas reconstruire l’État, réconcilier les Maliens, ni ramener la sécurité. Il faudra une génération pour cela, et pour construire une armée. Nous avions une armée, qui a été détruite par trente ans de gabegie, de mauvaise gestion et de politique politicienne. Il faudra reconstruire cette armée, qui est le creuset de la Nation, pour rebâtir le Mali.

L’urgence pour moi aujourd’hui est que toutes les forces vives de la Nation, les partis politiques, la société civile et la communauté internationale s’entendent sur une feuille de route pour sortir de la transition. Tant de problèmes sont complexes ! Sans oublier une situation géostratégique où le Mali se trouve au cœur des problèmes du Sahel. Et sans oublier les interférences de la communauté internationale, qui ne facilitent pas les choses.

Vous vivez cette situation depuis huit ans et beaucoup de choses ont été dites sur la voie que le Mali devrait suivre. Il faut pourtant sortir de l’incantation…

Nous sommes dans un régime d’exception, un régime militaire associé à la classe politique pour gérer les affaires de l’État. La société civile malienne est malheureusement peu visible. Sa voix ne compte pas beaucoup contrairement à d’autres pays comme le Burkina Faso et le Sénégal où le rôle de la société civile a joué lorsque l’État était menacé.

Il faut à présent développer le tourisme local. Je vois là une opportunité pour le continent africain. Vous le savez, le continent reçoit à peine 70 millions de visiteurs par an. C’est moins que ce qu’accueille la France ! Les Africains doivent redécouvrir leur continent et y voyager car aller ailleurs est devenu très difficile.

Comment faire ? Il faudrait que chacun mette de côté ses intérêts personnels et que l’on voit l’intérêt du Mali. Chaque partie qui gère le pouvoir a un agenda personnel. Lorsque ceux-ci ne s’accordent pas, le Mali est oublié ! Il faudra laisser la politique de côté et se mettre d’accord sur un minimum. Ensuite, il faut espérer que cela nous mènera à un pouvoir légitime.

Seuls les Maliens peuvent trouver la solution à ce problème complexe. Ce n’est pas la communauté internationale qui le fera à la place du Mali et des Maliens.

Comment lutter contre cette malédiction qui dévaste le Sahel avec des conséquences incalculables ? Une réflexion est-elle faite pour trouver une voie de sortie ?

En réalité, le terrorisme et l’insécurité ne sont que la conséquence de la faillite de nos États. On ne s’attaque pas aux causes de ces situations mais on essaie d’en traiter les symptômes. Lorsqu’un jeune s’enrôle dans un groupe terroriste, c’est parce qu’il n’a aucune perspective. Pour cela, il risque sa vie pour quelques centaines d’euros par mois. Même en temps normal, nos États ne remplissent pas leur rôle régalien qui est d’assurer la sécurité, la protection sociale, la santé, ou l’éducation des jeunes.

Nos États sont gangrenés par la corruption. Ils sont dirigés par des hommes et des femmes sans foi ni loi et cherchent simplement un bonheur personnel au détriment de celui du plus grand nombre. C’est la faillite de nos États qui a amené le Sahel à cette situation. Il n’y a pas de développement ! Si vous sortez de nos capitales, il n’y a plus rien. Dans certains quartiers de la capitale, il n’y a ni eau, ni électricité.

Récemment, le président de l’OPIM (Organisation patronale des industriels du Mali) a dit qu’il a pu retracer des détournements à hauteur de 1 260 milliards de F.CFA. Il a souligné que cela équivaut à 240 fois la valeur du grand hôpital de Bamako. Tant que cela aura cours, le Sahel sera à feu et à sang. Les populations, lorsque l’État ne fait rien pour elle, se prennent en charge dans la violence et dans le désordre.

Vous avez un parler vrai, direct et franc qui bouscule parfois de nombreux responsables. Mais pour élargir l’angle, d’où vient votre optimisme concernant l’Afrique aujourd’hui ?

On n’a qu’un seul pays ! On peut avoir plusieurs nationalités et vivre dans un pays qui n’est pas celui de ses ancêtres. Mais dans le cœur, on a toujours un seul pays. On est obligé d’être optimiste. En tant que Maliens, nous sommes à terre mais nous gardons l’espoir de nous relever un jour. On doit être optimistes pour les générations futures.

Le continent africain est le plus jeune par sa population, et c’est aussi le plus vieux. On appelle l’Europe « le Vieux continent », mais c’est l’Afrique qui est la mère de l’humanité. Notre population extrêmement jeune est un atout fantastique.

L’Afrique doit régler sa gouvernance. Quand elle le fera, elle passera devant tous les autres continents. Le Botswana atteint aujourd’hui le même niveau de développement que le Portugal et la Malaisie. Cela, parce que ce pays a eu une bonne gouvernance qui l’a amené à profiter de ses richesses.

On ne peut pas baisser les bras en disant que le Mali doit sombrer ou que l’Afrique doit disparaître. Je suis persuadé que, tôt ou tard, nous aurons des dirigeants vertueux, qui viendront servir et non se servir, qui auront le souci de l’État et de la population. Des dirigeants qui feront tout pour cette population, comme on le voit dans certains pays.

Cette vague de dirigeants viendra tôt ou tard mettre fin à la corruption que nous voyons dans la plupart de nos pays. Heureusement, ce n’est pas le cas partout et certains sont bien gérés et s’en sortent très bien. Cela prouve que c’est possible, sur le continent africain, de bien gérer nos États.

Le magazine de l’Afrique