« La souveraineté de l’Etat africain face aux défis sécuritaires, politiques, économiques, environnementaux et humanitaires », c’est le thème sur lequel ont planché des professeurs et chercheurs venus d’horizons divers et de plusieurs pays, les 1er et 2 juin dernier à l’Université Thomas Sankara.
Retour sur deux jours de débats sur un sujet d’une actualité brulante

Le 8 juin puis le 6 juillet 2023, les employés de l’entreprise burkinabè Cotradis, spécialisée dans le transport de minerais, soutenus par des organisations de la société civile, ont organisé une manifestation devant l’ambassade du Maroc au Burkina. Ils entendaient obtenir de l’ambassadeur un engagement de sa part auprès de la justice de son pays pour faire appliquer une décision de justice condamnant l’entreprise marocaine Fenie Brossette, reconnue coupable d’avoir livré des camions défectueux à Cotradis.
Rappel des faits
En juin 2015, Cotradis a commandé vingt (20) camions de transport de minerais de marque Iveco à la société Fenie Brosette Côte d’Ivoire, filiale de la maison mère installée au Maroc. Quelque temps après la mise en circulation des camions, des accidents en cascades surviennent, occasionnant mort d’homme et des blessés. L’enquête menée par un expert commandée par Cotradis conclut à des anomalies techniques détectées sur les véhicules. « Les véhicules livrés n’étaient pas des camions tracteurs comme spécifiés mais plutôt des porteurs modifiés en camions tracteurs. Ces modifications n’auraient pas respecté la directive pour la transformation et le carrossage des véhicules prescrite par le constructeur IVECO ».
Munie des conclusions de l’enquête, Cotradis porte plainte devant le tribunal de commerce d’Abidjan et demande l’annulation pure et simple du contrat pour dol, ainsi que des dédommagements. Les deux sociétés Fenie Brossette CI et Maroc sont condamnées à payer solidairement 1,5 milliard de C FA à Cotradis pour manœuvre dolosive. Fenie Brossette CI et Maroc font appel mais sont à nouveau condamnées le 12 juillet 2018. Pis pour elles, la cour d’appel du tribunal de commerce d’Abidjan augmente le montant du préjudice à 1,7 milliard de F CFA. Les deux sociétés fautives introduisent un pourvoi en cassation, qui est rejeté le 21 janvier 2021, rendant la condamnation définitive. Il ne restait qu’à payer.
Sauf que Fenie Brossette Maroc et sa filiale, Fenie Brosette Côte d’Ivoire qui ne l’entendent pas de cette oreille, refusent d’exécuter la décision de justice prétextant une faillite de la filiale en Côte d’Ivoire.
Une manœuvre de plus pour ne pas assumer leurs turpitudes. Les avocats de Cotradis saisissent alors la justice marocaine sachant que la maison mère qui est cotée en Bourse, est solidairement condamnée. La justice marocaine donne dans un premier temps raison à Cotradis et autorise l’exéquatur, c’est-à-dire, l’exécution de la justice, avant de se raviser sous le prétexte que la loi marocaine ne permet pas que la maison mère basée au Maroc soit condamnée pour le fait de sa filiale et que cela constituait un trouble à l’ordre public !
Après avoir épuisé toute la procédure judiciaire, Cotradis se retrouve devant un mur, en l’occurrence l’Etat marocain qui refuse d’exécuter une décision de justice défavorable à une société marocaine.
Pour Mariame Hien, docteur en droit des affaires et enseignante à l’Université Thomas Sankara, cette affaire illustre les difficultés que rencontrent les praticiens du droit dans l’application des décisions de justice en droit des affaires dans l’espace OHADA. En l’espèce, l’exécution de la décision rendue par la cour d’appel du tribunal de commerce d’Abidjan se heurte à la souveraineté du royaume chérifien.
Un cas qui est loin d’être isolé et qui pose la problématique de la souveraineté des Etats africains dans un contexte de globalisation des activités humaines. Un sujet qui a fait l’objet d’un colloque international organisé les 1er et 2 juin dernier par l’UFR/Sciences juridiques et politiques de l’Université Thomas Sankara.

A l’épreuve des investissements étrangers, des conventions environnementales, de la compétence universelle des tribunaux nationaux, de l’uniformisation du droit des affaires ou encore de la privatisation des services publics, quelle est la marge de manœuvre de l’Etat africain dans l’exercice de sa souveraineté ? Autant de thèmes qui ont fait l’objet de communications et de débats d’une exceptionnelle qualité.
L’idée centrale qui se dégage de ces deux jours de savantes discussions, « une radioscopie de la souveraineté de l’Etat africain » selon le rapporteur général Roger Mballa, c’est que l’Eta africain a mal à sa souveraineté aux multiples plans politique, économique, sécuritaire, environnementaux et humanitaires.
« La souveraineté est un organe vital de l’Etat puisqu’en droit constitutionnel, elle est considérée comme un de ses éléments constitutif », explique-t-il. La souveraineté, poursuit-il, est « la faculté de disposer librement de soi sans contrainte d’un plus grand, d’un plus petit ou d’un état à soi ». D’essence théologique- on parle du Souverain Pontife-, la souveraineté est aussi perçue par des Africanistes comme relevant du pouvoir ancestral immémorial.
Chez les philosophes, les juristes et les économistes, la souveraineté est appréhendée « comme la puissance suprême, ultime, absolue et perpétuel de domination qui fondent la fonction gouvernementale de l’Etat ». En somme, c’est le critère sans lequel l’Etat serait un corps sans âme ni esprit, ce qui entrainerait sa disparition.
Reste que dans l’exercice de sa souveraineté, l’Etat fait face à de multiples contradictions avec des citoyens et des forces extérieures qui contestent sa toute puissance. Mais cela ne remet fondamentalement en rien ce que le juriste camerounais appelle « la présomption irréfragable » de la souveraineté de l’Etat africain. Les textes fondateurs, les frontières, les institutions, le principe de l’autonomie constitutionnelle reconnu en droit international, etc., accréditent la thèse de la souveraineté de l’Etat africain. Car, dans les relations internationales, les Etats se valent dans le principe et il n’y a pas de hiérarchie entre eux. La résolution 1803 de l’Assemblée général de l’ONU adoptée en 1962 reconnait la souveraineté des Etats dans la gestion et la protection de leurs ressources naturelles contre les prédateurs étrangers. Il est aussi du ressort de l’Etat d’élaborer des politiques agricoles pertinentes pour satisfaire les besoins de la population. Dans une perspective intégrationniste, certains Etats africains ont prévu dans leur constitution la possibilité de renoncer à leur souveraineté en transférant leurs compétences au niveau international ou communautaire. A l’image du droit OHADA où les Etats ont décidé de mettre en commun des mécanismes judiciaires pour faciliter les affaires entre eux. Autant d’élément qui militent en faveur de la « présomption irréfragable », de l’Etat africain.

Voilà pour le principe. A l’épreuve de la réalité, l’effectivité de la souveraineté de l’Etat africain « n’est qu’une présomption simple », relativise Mballa.
D’abord, parce que l’Etat n’est jamais absolu et comme tel, comporte ses propres limites. La souveraineté, comme l’a souligné le Pr Augustin Loada dans son discours inaugural, est foncièrement limitée par le droit naturel d’origine providentielle ou divine, le droit positif n’étant que la transposition du principe supérieur qui ne dépend pas de l’homme, mais soit de la nature, soit de Dieu. Autrement dit, du point de vue du droit naturel, « la souveraineté est limitée parce qu’elle devrait éviter de porter atteinte aux droits de l’homme, à la dignité humaine qui préexistent au droit positif ». Au plan international, l’institution du juge international dont la mission est de limiter l’arbitraire des gouvernements établis contribue également à limiter la souveraineté de l’Etat africain. Il en est de même de la Cour pénale internationale (CPI) ou la compétence universelle de certains tribunaux nationaux. En se saisissant de dossiers de crimes commis dans n’importe quel pays, leur fonctionnement peut être perçu comme une violation de la souveraineté. Les procès devant la CPI de plusieurs personnalités africaines dont l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo ont suscité de vives polémiques sur le continent, certains estimant que la CPI n’est rien d’autre qu’un « tribunal pour nègres ».
Quid de la souveraineté de l’Etat africain quand l’application des accords de défense signés avec l’ancienne puissance coloniale dépend de la volonté de cette dernière ?
Les limites de la souveraineté de l’Etat africain s’opère quand il se soumet aux dictats des institutions financières internationales pour financer ses projets de développement.
Exploitations minières, télécommunications, surveillance terrestre et aérienne de son territoire, investissements directes étrangers, etc., dans tous ces domaines, l’Etat africain peine à y exercer sa souveraineté pleine et entière.

Citant l’ancien président ghanéen Kwamé N’Krumah, le rapporteur général a rappelé que des acteurs étrangers actionnent trois leviers pour porter atteinte à la souveraineté des Etats : la conclusion des accords, l’endettement et la manipulation des gouvernements.
Face à ces atteintes incessantes et multiples de la souveraineté de l’Etat africain, que faire ?
Les éminents professeurs et chercheurs qui se sont succédés durant deux jours sur le thème du Colloque international ont proposé des solutions ou à défaut, exploré des pistes pouvant aider à l’exercice pleine et entière de la souveraineté de l’Etat africain. A commencer par le panafricanisme cher à Kwamé Nkrumah, cette intégration africaine qui garantirait à la fois la souveraineté dans la paix et la prospérité dans une Afrique développée selon ses propres normes. « Il y a deux vérités qu’il ne faut jamais séparer en ce monde » conclut le rapporteur général : « l’Etat africain est souverain, mais cette souveraineté ne peut jamais être exercée pleinement. Les présomptions de souveraineté, qui sont des fictions, font aussi toute la beauté de la science juridique ».

Joachim Vokouma
Kaceto.net